Aux confins – Jour 55, Tout ce qu’on a perdu

Journal d’une famille confinée à Paris 19. C’est la fin du confinement, et pour mémoire et pour finir, une réflexion sur ce qui a été perdu.

Un dimanche comme les autres. On s’est réveillés tard, avec les enfants, et personne n’avait envie de cuisiner. On a donc paressé, en regardant à la télévision les résumés des matches du championnat de foot de la veille et en spéculant sur ceux du jour. Le premier match ne nous intéressait pas vraiment. Avec mon fils et ma fille, alors, on est allés manger de la « junk food » au café Biiim, bassin de la Villette. Je me suis assis sur la terrasse bondée, en plein soleil, jouant des coudes pour me dégager une table, lorgnant les filles qui déambulaient.

Les enfants sont revenus avec le plateau, des saucisses, des burgers, des frites, du Coca zéro et toutes sortes d’autres cochonneries sucrées. On a mangé ensemble, et les garnements ont blagué sur l’effet que tout ça allait avoir sur ma ligne. Toujours paresseux, on a réfléchi. Regarder le match de l’après-midi à la télé ou aller au cinéma MK2 ? Un bon film de science-fiction ou d’aventure, ça se regarde en famille. Ou alors une petite expo ? C’est ça qu’il y a de bien à Paris, toujours des dizaines d’événements qui attirent des gens de toute l’Europe.

Ou alors, les enfants laisseront tomber tout ça et iront voir leurs copains du quartier, chez l’un ou l’autre. Les garçons et même les filles joueront peut-être au foot, après, sur le terrain en face du collège Pailleron, ouvert tout le temps aux gosses du quartier. Des fois, des groupes de gamins descendent de la cité à côté, et ça donne des parties endiablées. Pendant ce temps-là, peut-être que je pourrai aller faire de la boxe, dans le petit groupe que je fréquente par intermittence depuis un an. Jamais fait un vrai sport comme ça de toute ma vie, même si je « ramasse » encore de ceux qui ont déjà les gestes. Pour l’après-midi et pour le soir, dans le fond on verra. On ne va pas faire de programme. Tout est tellement toujours possible, ici, dans le fond.

Oublions. C’était un dimanche d’avant. Tout ça est perdu, terminé. Ce sentiment simple des possibles dans la vie ordinaire, la liberté authentique, toutes choses qu’on ne mesurait pas. Tous ceux qui se gargarisent des apéros Whatsapp, qui postent des vidéos censées être drôles sur le web, qui applaudissent les soignants à 20h, qui rêvent d’un monde d’après sans pollution, sans voitures, sans capitalisme, sans méchanceté, sans bêtise, n’y ont pas pensé.

Nous avons perdu le championnat de foot, le sommet du futile essentiel. La saison a été refermée et personne ne sait quand ni comment la suivante reprendra. Nous avons perdu le gâteau au canal et la junk food du Biiim, déjà chroniqués ici. Quand rouvrira-t-il, ce café ? En juin, en juillet, en septembre ? Jamais ? Surtout, comment va-t-il rouvrir ? Est-il envisageable dans une société normale de manger à deux mètres de distance les uns des autres, avec les lavages de main, les flèches au sol, le sens de circulation, l’obsession de l’hygiène et de la désinfection ?

Cette névrose conduit désormais beaucoup d’entrepreneurs à engager des employés en tenue de protection « NBC » pour pulvériser des produits nettoyants (sûrement toxiques) dans leurs locaux, une opération à la pertinence douteuse (le virus ne survit que quelques heures sur toutes les surfaces, donc fermer la nuit peut suffire à l’éliminer). Tout nettoyer à chaque instant, obtenir une hygiène permanente n’est bien sûr pas possible, et pourtant, l’idée trotte désormais dans les têtes, obérant tout le reste. Dans le XIXe, on voit dans les boutiques chacun lustrer, récurer, frotter, dans une quête de pureté impossible et dépressive.

Beaucoup de cafés et de restaurants ne rouvriront donc pas, ou pas longtemps, dans ces conditions. Quelles conséquences cela aura-t-il ?  Ce n’est pas seulement que le secteur des cafés, hôtels et restaurants emploie près d’un million de personnes dans 200.000 entreprises pour 70 milliards de chiffre d’affaires annuel global. C’est qu’on a perdu aussi tout ce qui allait avec, l’insouciance, et c’est pour cette raison qu’on ne reviendra pas à l’époque du gâteau au canal.

Les conséquences de ce confinement maudit seront bien plus lourdes que la fermeture de cafés, une vague de faillites et de chômage. Le résultat sanitaire de cette mesure sur la maîtrise de l’épidémie restera à écrire, par des personnes mieux informées que nous en la matière. On se bornera à dire qu’il est pour le moins incertain : un épidémiologiste a mis dernièrement par exemple les pieds dans le plat en remarquant que le bilan français était voisin de ceux de pays où il y a eu peu ou pas de confinement. Le résultat psychologique ne fait lui, en revanche, aucun doute : une psychose nationale, sans doute sans précédent dans l’Histoire du pays, même lors des épidémies précédentes du XXeme siècle (la dernière, la « grippe de Hong Kong » de 1968, qui avait fait 30.000 morts en France et un million dans le monde, était passée alors quasi-inaperçue).

Dans le XIXe, on voit désormais dans la rue des personnes déambuler avec une visière en plastique ET un masque. On a appris par ailleurs que beaucoup de personnes ne sortent quasiment plus, refusent de retourner au travail ce lundi 11 mai et encore plus de renvoyer leurs enfants à l’école. S’ils nous croisent dans la rue, certains nous saluent d’un signe de la main. D’autres évitent la rencontre ou la conversation. C’est la « vie sans contact », décrite dans un post précédent, expérimentée lors du confinement, qui va devenir la règle. C’est ça, notre vie, désormais. Une galaxie d’individus solitaires, atomisés, craintifs confinés dans une attente du jour d’après, qui risque de devenir sans fin.

Nous avons en effet perdu lors de 55 jours l’illusion que la mort, c’était l’affaire des autres. Beaucoup d’habitants du XIXe et du monde ont eu ainsi l’air de découvrir l’insupportable dangerosité de l’existence. On pourrait voir cela comme un progrès, mais eux signeraient peut-être sans hésiter la « pétition contre la mort » que nous avons proposée ironiquement ici. Elle refaisait le lourd bilan récent de la mort en général (619.000 personnes en France en 2019) et proposait un confinement complet et illimité tant qu’elle continuerait à sévir. Vivre sans péril a désormais un sens, aux yeux de beaucoup.

Nous avons perdu de ce fait les écoles, peut-être pour des mois. Remontés contre la mort qui rôderait plus qu’avant, hantés par le péril, les maires, les enseignants, les personnels n’envisagent pour l’instant de faire revenir dans les écoles de Paris qu’une poignée d’enfants, jusqu’à la sécurité totale. Les petites écoles n’accueilleront que 10% des élèves au mieux le 14 (des publics sélectionnés, comme si l’école n’était pas l’affaire de tous), les collèges et lycées de Paris resteront fermés au moins jusqu’en juin. Une éventuelle remontée de l’épidémie d’ici là (plausible) pourrait conduire à les fermer jusqu’en septembre. Un protocole sanitaire de 53 pages, basé sur l’obsession hygiéniste devenue nouvelle norme et imposée désormais pour faire la classe, risque fort d’enlever le goût de l’école aux enfants. Qui va revenir et dans quelles conditions en septembre, après une éternité de six mois enfermé à domicile ou à déambuler entre des foules de gens masqués ? L’école doit évoluer en gérant en partie à distance les cours et les travaux, comme on l’a soutenu ici. Mais refuser cette sociabilité aussi élémentaire et « primaire » pour des enfants que de se lever le matin pour aller en retrouver d’autres ne pourra avoir que de très lourdes conséquences psychologiques. Si la première leçon que les adultes leur délivre, c’est celle de la peur, l’école est finie, et pour de bon.

Nous avons aussi et surtout perdu notre liberté, on l’a dit et répété déjà ici et ici. Pendant 55 jours, suspendant le plus élémentaire de nos droits, l’Etat nous a interdit de sortir et imposé un laisser-passer pour aller acheter le pain ou sortir faire uriner le chien. Il prétend aujourd’hui nous interdire d’aller à plus de 100 km. Il prétend aussi nous verbaliser si nous ne prenons pas des précautions raisonnables, qu’un adulte peut comprendre seul, pour empêcher l’épidémie, comme le port du masque dans les transports, que le gouvernement déconseillait pourtant au début de la crise. Il entend aussi orienter nos prochaines vacances. Plutôt ici et uniquement si vous êtes sages pour déconfiner. Que nous imposera-t-il encore demain au nom de notre bien être ? Cet immense problème philosophique et démocratique échappe encore aux citoyens apeurés. On pouvait aborder le problème du Covid de deux façons, selon la vision qu’on a des citoyens, comme l’a écrit une éditorialiste : « contrôler des crétins ou informer des hommes libres ». L’Etat a fait son choix et il sera très difficile de lui reprendre ce qu’il nous a pris et ce que nous avons perdu.

Voilà donc le bilan, que j’écris ici pour ma mémoire personnelle, et la nôtre, mes chers amis. Va-t-on un jour se retrouver comme avant ?

Quand on regardait pendant ce confinement si pesant à la télévision la série américaine « Walking Dead » (où un groupe de survivants fait face à une pandémie plus sérieuse que le Covid, qui a transformé l’essentiel des humains en zombies assoiffés de sang), on a eu la drôle d’impression que le personnage principal nous donnait la solution.

A ses amis désespérés, recrus d’épreuves, affamés, traqués, Rick, leur leader invincible et inépuisable, fait la leçon : bien sûr que nous allons nous en sortir, leur-dit-il. Nul besoin de pleurer sur ce que nous avons perdu, inutile d’avoir peur. « Dites-vous bien une chose », leur lance-t-il. « We are the walking dead ». « Les morts-vivants, c’est nous ».

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