Aux confins – Jour 11 – Le gâteau au canal, et revoir Paris

Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui le gâteau du canal, Charles Trenet et Paris après.

Dans le monde d’avant, le mercredi, on allait souvent avec les enfants au bassin de la Villette qui prolonge le canal de la l’Ourcq, un endroit emblématique du Paris contemporain, près de la place Stalingrad dans l’est de Paris. On s’asseyait au « Biiim », un café où on avait le soleil en terrasse le soir. Le week-end on pouvait aller le matin au Corso sur l’autre rive, où le soleil vous brûle le visage au lever du jour.

Au Biim, mon fils prenait en général un cheesecake, ma fille un cookie au chocolat blanc et moi un cake à l’orange. Il y avait un serveur barbu sympa, qui nous lançait invariablement un « alors, ça va ? » dans un grand sourire et avec lequel on bavardait de l’actualité. Après, on restait là un moment, à bavarder d’école, de foot ou à ne rien dire, en regardant les bateaux et en reluquant les passantes.

Le canal de l’Ourcq est un endroit très emblématique de l’évolution historique de Paris. Ce fut d’abord un axe historique d’approvisionnement de la capitale en bois et en denrées alimentaires, et c’est Léonard de Vinci qui en a aménagé les premières écluses au XVIe siècle pour le roi François 1er. C’est Napoléon 1er au début du XIXe siècle qui fit aménager le canal actuel pour assurer l’arrivée en eau potable et en marchandises. A notre époque, les bords du canal furent longtemps un lieu de rendez vous entre les dealers de drogue et leurs clients, avant que dans le courant des années 2000 ne commence la « gentrification » et donc le rituel du gâteau au canal, symbole d’une économie de tertiaire et de classes moyennes. Elle est plutôt soft ici, le prix du gâteau du Biiim n’excédant pas les 3 euros.

Drame en apparence minuscule dans la tragédie qui a déjà emporté près de 1.700 vies au 27 mars dans le pays, le gâteau au canal est interdit, pour nous et pour tous les autres Français qui ont tous des habitudes semblables, dans leur coin à eux. Le serveur barbu est au chômage partiel – j’espère pour lui qu’il reste dans les effectifs de l’entreprise, comme c’est possible avec ce dispositif, mais ce n’est pas certain.

C’est un possible désastre économique à l’intérieur de la catastrophe globale pour la France, première destination touristique du monde et Nation amoureuse du gâteau au canal. Le secteur des cafés, hôtels et restaurants emploie près d’un million de personnes dans 200.000 entreprises pour 70 milliards de chiffre d’affaires global, une activité qui n’est évidemment pas délocalisable en Chine. Ces entreprises sont très fragiles, comme probablement le Biiim : neuf entreprises sur dix sont « très petites » au sens Insee, et le chiffre d’affaires mensuel moyen d’un café est seulement de 12.000 euros. Tous ses employés sont des smicards et s’ils se retrouvent au chômage pour de bon, la descente aux enfers économique sera pour eux plus violente qu’ailleurs. Si le gâteau du canal reste interdit, comme c’est probable, jusqu’à l’été ou davantage, le risque de faillites est très élevé, et ce d’autant plus que les assureurs semblent refuser d’indemniser les pertes d’exploitation dans cette situation, comme on le lit ici sur ce site professionnel.

Un bouleversement psychologique tel que la fin du gâteau au canal est par ailleurs sans équivalent dans l’Histoire de France. Jamais, même sous l’Occupation, tous les Biiim du pays n’avaient été contraints de baisser le rideau en même temps. L’enfermement de millions de Français dans leurs taules, leurs éventuels couples dysfonctionnels, leurs chagrins, leurs failles, leurs angoisses peut être dévastateur sur une durée de plusieurs semaines.

L’alcool, que 10% des adultes consomment régulièrement et qui provoque annuellement 16.000 décès par cancer et 9.000 par maladie cardio-vasculaire selon le bilan de Santé Publique France, menace autant que le Covid. On relève déjà une augmentation des achats en grandes surfaces, selon le Parisien. On remplace certes les canons du bistro du coin par les achats en supermarchés. Mais les prendre seuls ou même en « apéro Whatssapp » peut virer à l’habitude ravageuse. (Personnellement, je me suis interdit d’acheter la moindre bouteille et je me suis rabattu sur le chocolat, pas très bon non plus, mais moins ravageur).

Au-delà de ce péril, la fin du gâteau au canal et du Biiim envoie tout le monde en exil, comme lors d’un conflit. Ce n’est pas un hasard si, en des temps infiniment plus tragiques, le rêve ultime des déportés et des combattants de la Seconde guerre mondiale était de revoir Paris éclatant, avec tous ses cafés et toutes ses sorties au canal pour le gâteau. De cet après-guerre, Charles Trenet fit l’un de ses plus belles chansons, « Revoir Paris ».

Revoir Paris
Un petit séjour d’un mois
Revoir Paris
Et me retrouver chez moi
Seul sous la pluie
Parmi la foule des grands boulevards
Quelle joie inouïe
D’aller ainsi au hasard
Prendre un taxi
Qui va le long de la Seine
Et me revoici

Dans quel état reverrons-nous Paris ? Mangerons-nous encore le gâteau au canal ? Quel goût aura-t-il (et quel prix) ? Comment les Parisiens cohabiteront-ils, entre ceux qui auront passé un mois ou deux dans leurs taules pour voir leurs emplois et leurs revenus s’envoler, et le million de Franciliens partis à la mer ou à la campagne, pour les plus favorisés « télétravailler » en conservant leurs salaires dans les résidences secondaires (chiffre publié ce vendredi et basé sur la géolocalisation ? Car l’exil n’aura pas eu le même goût pour tous.

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