
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, la boulangerie de l’avenue Laumière, Lydia, le droit du travail et quelques perspectives du monde d’après.
J’ai compté les pas ce matin : il y en a exactement 215 jusqu’à ma boulangerie de l’avenue Laumière, dans mon est parisien. J’ai aussi compté que je devais y aller entre 200 et 500 fois par an, grosso modo une ou deux fois par jour et six jours par semaine (elle n’est fermée que le dimanche). C’est donc l’un des endroits les plus importants de mon existence, et normalement, aux aurores, j’y retrouve Lydia, la boulangère.
Depuis le temps, je l’appelle « cocotte » ou « beauté ». « Salut beauté, mets-moi deux pains au chocolat et un croissant ». « Comment ça va cocotte ? Une viennoise chocolat, s’il te plait ». Suivant que je ne prenne que ces pains au chocolat de mon fils et ma propre viennoiserie, ou alors d’autres choses en plus, Lydia sait tout de ma vie, sans que je ne lui en aie jamais raconté grand chose de précis. Suivant les horaires, aussi, elle sait si je suis au taquet ou si mon carnet de bal d’indépendant sonne le creux. « Dis donc, Thierry, tu te la coules douce, aujourd’hui ». Je connais un peu sa vie, aussi. On a même nos petites intrigues, tous les deux, depuis quelque temps.

Depuis une semaine, Lydia n’est plus là. Je l’ai appelée, elle est confinée chez elle, dans le quartier avec ses deux mômes. Le moral était moyen, car pour elle, ne plus se lever le matin vers 5h30 comme d’habitude est un choc, d’autant qu’elle n’avait pas trop de liens avec ses voisins, comme beaucoup d’entre nous, à Paris. « Ma vie sociale, c’est vous », elle a dit, émue, en parlant de ses clients.
Elle a quitté son poste. Mère célibataire, elle a peur de contracter la maladie et de laisser ses enfants livrés à eux-mêmes. Son patron, un Tunisien, ne semble pas trop se soucier des mesures de protection, il n’y a pas de gel hydro-alcoolique dans sa boutique ni de protection devant la caisse. Il n’avait qu’un masque et des gants à proposer et l’aide du Tout-Puissant : « Allah nous protègera », a-t-il dit. Lydia, dont le père est Algérien, ne semble néanmoins pas spécialement confiante en la protection divine et a a préféré donc rester chez elle.

Le problème a été vite réglé quant à sa rémunération : elle sera en congés payés d’office, sans délibération avec les syndicats, le comité d’entreprise ou accord de branche (je plaisante). Un très grand nombre de salariés comme elle vont passer la confinement dans leur taule sur leurs congés, et ce sera souvent imposé sûrement au-delà des six jours prévus par la loi d’urgence sanitaire adoptée cette semaine au Parlement et dont on lira ici le texte complet pour information sur Légifrance. Il en ira bien sûr de la survie de milliers de très petites entreprises, même pour celles dont l’activité est maintenue comme les boulangeries, car il passe quand même nettement moins de monde chez Lydia le matin.
Lydia devra même s’estimer heureuse si elle conserve son job après sa réclusion et son patron pourra alors lui demander de travailler jusqu’à 60 heures par semaine (et non plus seulement 48 maximum comme dans le monde d’avant) histoire de redresser l’économie du pays. Cela a été autorisé par une ordonnance qui concerne les secteurs « nécessaires à la continuité de la vie économique et sociale ». Lydia sera sûrement contente de savoir que son travail est désormais officiellement indispensable, aux yeux de la Nation, même si son salaire, pas éloigné du Smic, ne l’indique pas forcément. Il paraît que cette histoire de 60 heures de travail par semaine, ce sera provisoire. Ce serait bien, je trouve, qu’elle travaille plus. Comme ça, je la verrai deux fois par jour, une le matin et une le soir. Nos petites intrigues vont prospérer.
Toutes ces mesures d’urgence économique et sociale ont été prises à la grande joie du Medef, dont le patron, a-t-on appris ce 26 mars dans Ouest-France, est en « confinement » avec sa famille au Croisic en Bretagne, dans une belle maison face à la mer, confinement très théorique puisqu’il le quitte illégalement de temps en temps pour aller à Paris, dit le quotidien. Sa femme et ses enfants ont de la chance, car pour une fois, il fait beau en Bretagne.
Selon Ouest-France, environ 200.000 personnes ont ainsi gagné des résidences ou des locations en Bretagne pour « télétravailler », certainement des cadres ou des bureaucrates de Paris pour l’essentiel. Selon le Parisien, des relevés EDF ont permis d’estimer au total à 370.00 le nombre de Parisiens qui ont quitté la capitale, vers la Bretagne ou ailleurs. Les rues de l’ouest de Paris, les plus riches, semblent étrangement vides. Eux percevront leurs salaires, ne grilleront pas leurs congés pendant le confinement et travailleront au grand air. Après le confinement, ils pourront prendre leurs vacances. Vu qu’ils auront déjà passé un mois ou peut-être davantage à la mer, où iront-ils pendant que Lydia trimera à la boulangerie pour son pain quotidien, et le leur ? Peut-être en Thaïlande ou en Grèce, ils feront sûrement des prix.
Pendant ce temps, en ce moment, dans la boulangerie de l’avenue Laumière, le patron et plusieurs autres employés continuent de servir les clients, à leurs risques et périls, encore davantage que les caissières de supermarchés, étant donné que les interactions sont y plus nombreuses encore. Chaque baguette a un parfum de Covid, puisque le virus peut s’y loger. Selon un médecin interrogé à ce propos mercredi soir sur France 2, le mieux serait de laisser les baguettes reposer pendant une heure ou deux avant de la manger, ou alors de les passer chez soi au four à 60 degrés, le temps que le Covid expire, s’il y est niché. Autant dire que chez Lydia, la manoeuvre va être complexe (et chez moi aussi).
Par rapport à tous les « bullshit jobs » de planqués bretons ou de journalistes ou bureaucrates parisiens surpayés, qui ne font donc désormais officiellement pas partie des secteurs « essentiels à la continuité de vie économique et sociale de la Nation » (et où les 60 heures ne pourront donc être imposées), la boulangerie est donc vitale, retiendra-t-on dans le monde d’après, en balançant sa monnaie au comptoir. Il y a plus de 35.000 établissements en France, souvent franchisés, qui emploie 180.000 personnes et génèrent un chiffre d’affaires global de onze milliards d’euros et donc pas mal d’impôts, lira-t-on ici. Plus de six milliards de baguettes sortent chaque année du fournil. C’est plus « qu’essentiel » pour la Nation, c’est sa vie : la boulangerie, en effet, à la différence d’une usine d’aspirine ou de masques chirurgicaux, ne peut pas se délocaliser en Chine et c’est donc une source inépuisable de richesse nationale.
Dans son intervention télévisée mercredi soir depuis Mulhouse, Emmanuel Macron, lui qui jadis célébrait seulement les « premiers de cordée », aujourd’hui planqués en Bretagne ou en Aquitaine, a eu ces mots : « je veux saluer l’ensemble de ces hommes et de ces femmes qui sont en deuxième ligne et qui permettent à nos soignants de soigner et au pays de continuer à vivre. Ce sont les femmes et les hommes qui transportent, qui hébergent, qui dépannent, qui nettoient, qui réparent. Ce sont nos agriculteurs, l’ensemble des femmes et des hommes qui sont dans le secteur de l’alimentation, du commerce de première nécessité, ce sont nos livreurs, nos caissiers et nos caissières. C’est tout ce peuple travailleur de France qui se bat, et qui je le sais, est angoissé (…). Je veux ce soir avec beaucoup de force les remercier ». (voir ici vers 17′).
Dans le monde d’après, quand la boulangerie de l’avenue Laumière sera redevenue banale, le président et les planqués de l’Atlantique auront-ils encore une pensée pour elle et pour Lydia ?
Comme dirait son patron : « Inch’Allah ».