
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le sort des éboueurs, ceux qui ramassent, et la question de notre merde.
Quand on est confiné pour de vrai dans sa taule avec ses enfants, qu’on a benoitement suivi les consignes de rester chez soi, sans avoir l’idée de sauter dans un train bondé ou une voiture vers une hypothétique villégiature, on vit désormais avec une préoccupation principale : qu’est-ce qu’on mange ? Ce qui veut dire, qu’est-ce qu’on achète lors de la sortie du jour, et par conséquent, qu’est-ce qu’on jette ?
Soumettons-nous à un petit exercice d’anthropologie domestique de notre taule, maintenant que nous sommes contraints à examiner notre rapport au monde, et qu’il nous est loisible de revoir la valeur de notre environnement social immédiat, et notamment, soyons précis, du travail de ceux qui ramassent notre merde. Quand on est confinés et que le monde s’arrête, une question terrible vient à l’esprit ; que se passerait-il si, soudain, notre merde n’était plus ramassée ?
La merde de mes enfants et la mienne se répartit, outre les égouts sur lesquels nous reviendrons peut-être un jour, en trois poubelles ici à l’image :



On le voit, il y a une séparation entre le compost (c’est très récent et seulement dans quelques arrondissement dont le mien), les emballages et le reste. Dans le monde d’avant, il était notoire que les Parisiens n’accordaient aucune importance à cette séparation, à laquelle, personnellement, je m’astreins (le souvenir sans doute de ma jeunesse en Alsace).
Alors que depuis des décennies, dans des pays comme l’Allemagne, (ce qui a même pu faire l’objet de reportages français ironiques sur cette manie qualifiée ici « d’enfer ») chaque « citoyen » met un point d’honneur à trier religieusement métal, plastique, papier, verre, compost, etc…, la mise en place à Paris depuis une petite vingtaine d’années de ce tri sommaire n’intéresse qu’un minimum de gens. On peut le constater chaque jour dans le local de poubelles de mon immeuble. Thomas, le concierge, passe une bonne partie de son temps à re-trier tout ce qu’une bonne proportion des résidents jettent indifféremment dans n’importe quel conteneur : après moi, le déluge.
Compte tenu d’une consommation à trois avec mes deux enfants, ces trois poubelles doivent être descendues dans les conteneurs au moins tous les trois jours. C’est là qu’interviennent ceux qui ramassent. A la différence du quelque 1,2 million de Franciliens et de Parisiens qui ont déserté pour se « confiner » à la mer et à la campagne et qui « télétravaillent » au grand air, ils sont restés pour assurer le service public du ramassage de notre merde. Seul le ramassage séparé du compost, qui ne concernait donc que quelques arrondissements dont le mien, a été abandonné provisoirement. Nous avons seulement été priés de placer les déchets alimentaires et agricoles dans la poubelle verte, pour l’instant.
Livrons-nous, après l’anthropologie domestique, à un petit exercice de mathématiques : sachant que le virus du Covid-19 peut subsister entre deux heures et six jours suivant la surface du matériau et que les éboueurs en ramassent ordinairement 3.000 tonnes par jour à Paris, (sûrement moins, certes, avec le départ des planqués) quelle est la probabilité pour qu’un éboueur soit infecté, étant donné par ailleurs que comme autre constante, il n’a pas fréquemment les protections nécessaires (masques suffisamment renouvelés et efficaces, gel) ? Vous avez jusqu’au 15 avril minimum, et sûrement jusqu’en mai. L’exercice n’est pas très difficile.
Ceux qui ramassent notre merde, et risquent de ramasser le virus, ne regimbent pourtant pas. Bien qu’ils travaillent la peur au ventre, ils ont demandé poliment aux Parisiens, seulement, de bien vouloir changer leurs habitudes irrespectueuses et de tenter de limiter la casse, comme cet employé ici à 1’35 ». « On sollicite les riverains pour qu’au moins ils ne jettent pas les déchets par terre, qu’ils les mettent au moins dans les conteneurs. Ca limitera le risque ». Ca semble un peu la moindre des choses en effet, mais à Paris, c’est loin d’être gagné.
Ces employés auront-ils une prime, comme celle assez chiche des 1.000 euros promise par les grands groupes de distribution à leurs employés qui sont aussi au première ligne de la lutte contre le virus et font tourner un pays cloitré ? Pour l’instant, il n’en est pas question.
Après l’anthropologie et les mathématiques, livrons-nous à un petit exercice d’économie appliquée. Quel est le salaire de la peur du virus, dans les poubelles et combien vaudra une vie si elle est perdue sur la benne ? Les salaires, ça ne surprendra personne, sont très bas dans ce secteur. Comme toutes les personnes vraiment utiles à la société (caissières, infirmières, employés de maintenance, etc…), les éboueurs sont en général au Smic ou à peine au-dessus, ainsi qu’on le verra par catégories sur ce document officiel de la Ville de Paris : un éboueur de base commence à 1.513 euros BRUTS mensuels, et un éboueur dit « de classe supérieure » (le plus haut grade) à 1.743 euros BRUTS. Encore est-il probablement mieux d’être fonctionnaire de la Ville de Paris qu’employé d’une société privée. A Paris, c’est variable suivant les arrondissements mais cinq sociétés privées opèrent aux côtés des personnels communaux : Veolia, Derichebourg, Sepur, Urbaser, Pizzorino.
Pour l’instant, ils partent en retraite à 57 ans, ce qui parait juste. Il est en effet documenté que ces employés ont une espérance de vie inférieure à la moyenne et plus de problèmes de santé que les autres travailleurs de force (lumbago, troubles musculo-squelettiques,...) Ils ont parfois fiers ou ont quelquefois honte de ce métier méprisé par les vacanciers d’aujourd’hui et aussi par ceux qui balancent leur merde sans regarder la couleur du conteneur (ce sont souvent les mêmes), ainsi que l’a montré un beau livre-enquête d’anthropologue, « les travailleurs des déchets ».
Dans la réforme des retraites, aujourd’hui mise entre parenthèses du fait de la crise du Covid, on se proposait de dégrader encore leur condition, en obligeant ce secteur à travailler plus longtemps, jusqu’à l’âge « pivot » de 64 ans donc et non plus donc 57, pour avoir une pension à taux plein. L’un des critères de pénibilité des métiers introduit sous le mandat Hollande pour tenter de corriger les inégalités entre salariés, et qui les concerne, le « port de charges lourdes », a en effet été supprimé dans les ordonnances prises au début du quinquennat Macron. Ils ne bénéficieraient donc pas a priori des maigres exemptions du projet de réforme, qui risque cependant de finir dans leurs poubelles, désormais. Mais qui sait.
Lors du grand mouvement contre la réforme, les éboueurs de Paris s’étaient donc mis en grève en janvier dernier en bloquant des centres de traitement à Paris, en remarquant que leurs pensions risquaient de se réduire comme peau de chagrin, puisque personne n’imagine, dans la vraie vie, quelqu’un sur la benne jusqu’à 64 ans. Etre en chômage à 57 ou même 60 pour ne partir qu’à 64 réduirait donc drastiquement la pension. Cette injustice mathématique a été prise de haut, parfois. L’action qui a amené les Parisiens à voir s’accumuler sur leurs trottoirs la merde qu’ils se refusent à trier correctement a notamment suscité un article méprisant du Figaro qui fustigeait la CGT, leur syndicat. « La CGT sème le chaos dans le traitement des déchets à Paris ».
Qu’est-ce qu’on mange ? Ce sera notre seule question à haute voix pour un petit mois, sans doute. Dans le monde d’après, il faudra en poser d’autres. Il nous faudra imaginer, peut-être, de nouveaux horizons lumineux. Il nous faudra aussi regarder d’une autre façon, sûrement, notre merde et ceux qui la ramassent.