Aux confins – Jour 44, Commencer la « vie sans contact » dans le XIXe

Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le lent glissement au plan d’un arrondissement dans la psychose dystopique de la vie à distance.

Ce sera un monde où, bien sûr, on ne s’embrassera plus, on ne s’étreindra plus. Un univers où, bien plus encore, on ne se parlera plus qu’à deux mètres de distance, avec un masque et des lunettes. Où, plus sûrement peut être, on ne s’arrêtera plus quand on croisera une connaissance, préférant se saluer d’un geste de la main. Ce sera une ville où on distribuera partout, dans les transports, les magasins, du gel hydro-alcoolique et où des gens masqués et à lunettes se laveront les mains continuellement, sans cesse, maladivement, dans une sorte de rituel frénétique et macabre où la psychose deviendra un mode de vie. L’Autre, cette infection.

De préférence, on restera enfermé pour télétravailler ou ne rien faire, payé par les aides sociales déversés par des Etats paniqués, à regarder à intervalles réguliers à la télévision les bilans macabres, les médecins prescrire d’autres saignées à des politiques tétanisés par leurs conseils. Si on doit aller au bureau, on se lavera les mains en prenant le métro. Dans l’immeuble de son entreprise, on se fera prendre la température et on se plantera devant son écran, masqué, à deux mètres de la collègue de bureau la plus proche. Inutile évidemment d’envisager, en terme de socialisation, même un prêt d’agrafeuse.

Quand les restaurants et les bars rouvriront – pour ceux qui le pourront, car chaque jour confiné qui passe en fusille sûrement une nouvelle ligne – il est bien possible qu’on mange chacun dans son box vitré, et même ensuite qu’on s’allonge à la plage dans un coffre en plastique, comme certains croient pouvoir l’envisager déjà en Italie.

De toute façon, même sans plastique, une table sur deux ou trois des restaurants devra être obligatoirement neutralisée, dit-on. Personne ne semble encore comprendre que rien de tout cela ne pourra vivre, ainsi, économiquement et surtout humainement. Un tel univers ne peut simplement pas exister. Et pourtant, il est en marche, ici, en bas de la rue, dans le XIXe arrondissement, pourtant plutôt Corona-sceptique.

Désormais, les marginaux et les errants qui se regroupent le soir sur les berges du bassin de la Villette, pour quelques méchants trafics ou un simple moment de convivialité, paraissent comme les derniers survivants inconscients et anachroniques d’un monde révolu. Comme dans ce livre de Richard Matheson, « Je suis une légende », déjà évoqué ici, où le dernier Humain rescapé d’une pandémie doit céder la place aux monstres qu’elle a engendrés, qui sont devenu la norme et enterrent donc la sienne sans même vraiment y penser.

La nouvelle vie se passe comme ça, à deux mètres sur le trottoir : on croise une connaissance. Ca va ? Ca va. Tu es malade ? (j’ai un rhume persistant). Oui, rien de grave. Ah bon. Lueur noire au fond de l’oeil. Les gosses, ça va ? Ca va. Bon, ben, prends soin de toi. Pour les apéros, on apporte chacun ses verres et son gel et on se parle en plein air, à deux mètres de distance, entre un banc et un muret.

Pour le reste des relations sociales, on s’appelle parfois, on s’envoie des messages sur ces satanés réseaux sociaux. Du fond de son fauteuil, après avoir lavé ses mains en rentrant et même désormais machinalement l’écran du portable.

A la boulangerie, une épaisse protection en plastique vous sépare du caissier. Il vous tend à bout de bras et masqué, souvent sans parler désormais, la machine à carte de crédit pour payer même une baguette et éviter ainsi le brassage de la monnaie qui brûle désormais les doigts. Au supermarché, un employé récure sans cesse les sols et brique les poignées, le moindre point de contact. Il y a cette maudite bouteille de gel à l’entrée. Devant le bureau de Poste, une longue file d’attente se forme dès les premières heures de la matinée, pour surtout éviter cette proximité désormais objet de terreur entre les êtres humains. Trois personnes dans le hall, pas plus.

La reprise de l’école, du collège et du lycée prévue nationalement – mais variable suivant les conditions locales et les classes – entre le 11 mai et début juin est incertaine dans le quartier, foyer majeur de l’épidémie (qui ne tue selon la plus récente étude de Pasteur que 0,5% des malades, ne voit au total que 2,6% des malades hospitalisés et qui épargne pour l’instant presque totalement les enfants et les jeunes adultes – rappel).

Beaucoup de parents alimentent déjà leur psychose sur les réseaux sociaux avec une alerte encore vague sur une poignée de cas d’inflammations sévères chez l’enfant (mais non mortelles) qui pourraient être liés au Covid, sans aucune certitude. (pour remise en perspective, il est à noter que 130 millions d’enfants de moins de 5 ans sont morts dans le monde entre 2000 et 2017, de maladies, malnutrition, etc… dont par exemple environ 80 petits Français par an de la gastro-entérite) Il est probable néanmoins que la plupart des parents fassent donc l’impasse sur cette rentrée et maintiennent donc à la maison jusqu’en septembre, donc pendant pas moins de cinq mois, les bambins. Ils seront ainsi incrustés toujours davantage dans cette « vie sans contact », où ils ne voient plus leurs amis, n’engagent aucun lien, aucun amour débutant, ne jouent plus au football, même de loin.

Le terrain de sports public Pailleron, où on pratique d’ordinaire une douzaine de sports, est fermé dans le quartier, comme tous les lieux qui pourraient donner lieu à des contacts, aires de jeux, parcs, piscines… etc. Le Premier ministre a bien précisé qu’après le 11 mai les sports collectifs seront toujours interdits jusqu’à nouvel ordre.

Les lieux de culte restent fermés, et ils sont nombreux dans le XIXe arrondissement, de toutes les obédiences et on peut comprendre que ceux qui croient en la même chose aient besoin de se retrouver, surtout en ce moment. Mais même avec des distances, comme au supermarché, pas possible de faire une messe ou une réunion religieuse, même après le 11 mai, pas avant au moins le 2 juin.

Aux Buttes Chaumont, rue Manin

Pendant ce temps, les urbanistes pensent à élargir les trottoirs à Paris, définitivement, de manière à ce que les êtres humains puissent marcher suffisamment loin l’un de l’autre. Il y aura aussi du gel en libre accès à tous les carrefours, pour se laver les mains, encore et toujours, une cure d’hygiénisme, explique ici Le Monde.

Cette vie « sans contact », c’est peu de le dire, pose problème au plan sanitaire. Si elle protège du virus – ça reste à démontrer totalement, on le verra plus bas – les dégâts psychologiques et on pourrait même dire l’atteinte à la notion de société sont incommensurables. Un CHU a listé les effets psychologiques courants ici : sentiment d’insécurité, dévalorisation de soi, tendance à l’isolement, perte de contrôle, réactivation de peurs, crainte de l’abandon. La dépression peut guetter vite, voire le suicide.

Sur les personnes âgées isolées en établissement au début de la crise, l’effet a été tel qu’il a fallu rétablir les visites en Ehpad, sans contact physique, le 20 avril. Les petits vieux risquaient littéralement de mourir d’angoisse et de chagrin. Une vieille femme a incarné cette tragédie du confinement dans un reportage de France 2.

Pour les plus jeunes, cette vie sans contact risque de prolonger une tendance inquiétante, celle de « virtualiser » sa vie sur les réseaux sociaux, de se construire une existence amoureuse fantasmagorique et uniquement imaginaire. Entretenir des bavardages oiseux sur des sites de rencontre ou des messageries, uniquement à but narcissique, sans risque mais sans aucune interaction dans le réel était déjà un nouveau mode de vie.

Cette déviance du numérique était relevée avec inquiétude par les sociologues avant le confinement. La « virtualisation » des dialogues et des rencontres risque de « liquider » le vrai sentiment amoureux, théorisaient déjà ces penseurs pessimistes (voir ici les éléments d’un livre intitulé « aimer sans s’éprouver ».) On peut bien réaliser que l’éloignement des enfants et même des adultes de toute vie sociale ne va rien arranger.

Mais tout ça, nous dit-on, c’est pour sauver des vies, entretenant donc la psychose qui associe désormais la vie sociale avec la mort. C’est factuellement au moins discutable. Le bilan désastreux du confinement français dépasse désormais le 24.000 morts, au rythme de plusieurs centaines de décès supplémentaires chaque jour.

Dans d’autres pays qui ont moins ou pas confiné, comme la Suède (2.400 morts pour 10 millions d’habitants), l’Allemagne (6.300 pour 83 millions d’habitants), ou même la Hongrie (moins de 300 morts pour 10 millions d’habitants), il est incomparablement plus bas.

Certes, les vrais comptes se corrigeront peut-être dans quelques temps. Mais les réalités comparées sont déjà cruelles et le fossé entre la France et les autres peut sans doute être attribué à la mise en oeuvre de la politique de lutte contre les épidémies connue depuis longtemps pour être la seule efficace : tester et donc identifier les porteurs de la maladie et leurs contacts, les isoler, les traiter. On verra ici toutes les courbes.

En France, et notamment dans le XIXe on le sait, pas de masques distribués, pas de tests disponibles, pas d’isolement véritablement organisé. Tout cela est promis pour l’après-11 mai. Le confinement sert-il à masquer le retard d’une véritable stratégie ?

Il se transforme en tous cas en un piège mortel, plus il dure. Un chroniqueur l’a bien écrit aujourd’hui dans Le Monde : « Entrer dans le confinement est facile, comme dans le mariage, la guerre, la dépression. En sortir est, comme pour tout cela, beaucoup plus délicat ».

En attendant, on réfléchira à ce qui nous attend avec Police, qui chantait un quidam plongé dans la solitude contre son gré, il y a longtemps.

Now, no one’s knocked upon my door/For a thousand years or more/All made up and nowhere to go/Welcome to this one-man show/Just take a seat, they’re always free/No surprise, no mystery/In this theatre that I call my soul/I always play the starring role

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