
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le téléphone portable, abysse du monde d’avant, sauveur possible du confinement, espoir et angoisse du monde d’après.
Un écran noir. Fini Whatsapp. Fini Facebook. Fini Twitter. Finis les informations, les pushs, les messages, la météo, les cours sur Duolingo, les vidéos, le journal télévisé, les films de Netflix, le fil d’informations de l’Equipe, la liste des courses, les photographies dans la rue, les prises de notes à l’arrache, la musique dans les oreilles. Finies les conversations téléphoniques aussi, au fait.
Mon téléphone a rendu l’âme et comme chaque humain confronté à cette situation, j’ai ressenti quelques instants une angoisse existentielle.
Apparu en 2007, le « smartphone » a provoqué une révolution globale. Plus d’un tiers de l’humanité en posséderait un actuellement (2,87 milliards de personnes), et près des deux tiers (5 milliards) utilisent une forme de téléphonie mobile, selon des chiffres officiels. Une étude britannique a montré en 2019 que chacun de nous consultait alors son téléphone en moyenne 221 fois par jour, un chiffre qui a très probablement monté en période de confinement, où la moitié de l’humanité est enfermée à la maison sans forcément grand chose d’autre à faire.
Le smartphone restera bien sûr l’objet de l’époque, mais aussi celui du confinement. Comment pourrions nous rester chez nous, dans l’incertitude de ce qui nous attend, si rien ne nous reliait plus au monde extérieur ? Comparé à d’autres expériences de l’humanité, ce confinement du Covid peut pourtant apparaître comme luxueux, avec cette petite boite dans la poche.
Au début de cette étrange période, Asja Bajbutovic, architecte, avait écrit un très beau texte sur le souvenir de ses 30 mois de confinement à Sarajevo, pendant l’interminable et meurtrier siège de la ville qui a tragiquement marqué l’explosion de l’ancienne Yougoslavie dans les années 1990. » Pas d’internet, pas de smartphone, pas de TV, de radio, de courrier. Pas d’école, pas de travail, pas de salaires. Pas de Skype, pas de réseaux sociaux. Je n’ai pas parlé à ma sœur pendant un an. Pendant des mois, elle ne savait pas que son père était mort. Nous étions confinés, mais pas dans nos appartements. Pendant la journée, c’était dans nos caves, car rester chez soi était trop dangereux. Seulement la nuit nous pouvions monter dormir dans nos lits, quelques heures, pendant que les agresseurs se reposaient ».
Oui, comparé à ces victimes de guerres, le confiné du Covid est donc un béat de l’Histoire tragique. Qu’en fait-il ? Au lieu du vide, il y a d’abord l’invraisemblable bombardement informatif subi avec le système angoissant des notifications. Prenons pour mon foyer la journée du 29 avril, la dernière de mon défunt téléphone. Davantage de morts ici, ici, et là aussi, aux Etats-Unis le bilan dépasse celui de la guerre du Vietnam. Un médicament pourrait marcher, selon des médecins américains, mais selon d’autres médecins chinois, on n’en est pas bien sûr. L’économie s’effondre partout comme jamais depuis 1945, il y a 11 millions de personnes au chômage partiel en France, 27 millions de « vrais » chômeurs aux Etats-Unis. Le président brésilien débloque comme jamais. Pas de masques, pas de masques. Pas de tests, pas de tests.
Cette « infobésité » ou surcharge d’informations a été amplement étudiée ces dernières années et on sait qu’elle produit de nouveaux troubles et même une modification du raisonnement. Il y a surcharge cognitive, surcharge sensorielle, surcharge de connaissances. Beaucoup se perdent dans des labyrinthes de lectures et de sous-lectures, ce qui favorise les théories du complot, la colère, l’agitation mentale. Ce phénomène peut amener aussi dans le cerveau ce que les neurologues appellent une « dissonance cognitive ». Lorsque les circonstances amènent une personne à agir en désaccord avec ses croyances, cette personne éprouvera un état de tension inconfortable appelé dissonance, qu’elle réduira en modifiant ses croyances dans le sens de l’acte.
Le traitement de l’épidémie de Covid-19 et la plongée de la plus grande partie de l’humanité dans la terreur relèvent-t-ils d’une dissonance cognitive ? Nous n’avons pas les compétences pour l’affirmer, d’autant que cet épisode ne fait que commencer. Mais comment des personnes qui, il y a deux mois, ne se lavaient jamais les mains en arrivant à la crèche, même en période de grippe, de gastro-entérite (des maladies mortelles parfois pour les petits enfants) glissent-elles aujourd’hui dans une psychose hygiéniste ? « L’infobésité » y-est elle pour quelque chose ?

Remarquons simplement qu’une maladie très sérieuse, sans vaccin ni traitement, mais à 0,5% de mortalité, selon Pasteur, est devenue le centre de la vie de l’humanité, à chaque seconde, et que ce phénomène de sur-information téléphonique a indéniablement orienté la réponse politique et sanitaire. La grippe de Hong-Kong en 1968-1969, qui a fait 30.000 à 40.000 morts en France et un million dans le monde, était passée sans réaction particulière des gouvernements et des populations et elle n’a laissé presque aucune trace dans la mémoire collective française.
Etait-ce mieux ou est-on en progrès ? On ne le saura qu’en écrivant l’Histoire, dans bien longtemps. Rester dans l’ignorance ou l’indifférence face à un fléau appartient peut-être à un noir monde « d’avant ». Se gaver à chaque seconde d’une épidémie, sous tous les angles, dans toutes les dimensions, jusqu’à une sorte d’orgie morbide et obsessionnelle, qui transforme chaque citoyen en voyeur d’une Apocalypse fantasmée, n’est sûrement pas le meilleur aspect de l’ère du smartphone. C’est pourtant ce que nous faisons tous en confinement.
Dans nos taules, il y a plus largement l’addiction au téléphone, au fil de ces journées désemplies. Même en famille, il peut y avoir le « phubbing », cette nouvelle attitude sociale (mot formé par la contraction de « phone » et « snobbing ») qui consister à se plonger dans son écran en ignorant son environnement social, même en pleine intimité. Le téléphone portable est un abysse et il peut aussi générer une véritable addiction, au sens médical, par la consultation incessante de suites infinies de messages, d’informations,par des dialogues en boucle, multiples, croisés, souvent stériles, ce qui provoque du surmenage, un sentiment final d’inutilité et de vacuité, un authentique malaise existentiel.
Cette utilisation du smartphone, au plan professionnel, modifie le rapport au travail. Les nouveaux venus sur le secteur du « télé-travail » en font peut être l’expérience. La loi « Travail » de 2016 avait instauré pour ce faire un « droit à la déconnexion » des employés, vite oublié sous le quinquennat Macron. Les futurs employés déconfinés seront peut-être, encore davantage, esclaves du travail sans fin permis par le portable et le numérique. Les télétravailleurs français se disent pour 44% en situation de « détresse psychologique », déjà, selon un sondage.

Et pourtant dans nos taules, le portable est aussi une extraordinaire fenêtre, comme jamais une humanité réduite à la misère et à l’enfermement par un micro-organisme ou des malfaisants n’en a connue. Si les habitants de Sarajevo avaient eu les réseaux sociaux, le siège aurait-il duré trois ans et demi (1992-1995) et aurait-il fait des milliers de morts ? On peut en douter. Aujourd’hui, parler avec des amis isolés dans leurs propres taules à l’autre bout du monde et de l’Europe, nous fait prendre conscience de notre sort commun. Le portable peut donc être humaniste.
Un autre rôle se profile pour lui, encore très contesté, celui d’un outil de lutte contre l’épidémie. On sait que le gouvernement prépare une application, « Stopcovid« . Elle enregistrerait, une fois la fonction Bluetooth de l’appareil activée, les personnes avec qui on est en contact pendant environ 15 minutes au moins. Ainsi, si l’une d’entre elles se déclare malade, l’application nous préviendrait. Chacun pourrait ainsi se placer spontanément en quarantaine pour limiter la propagation du virus.
Il demeure des questions techniques, industrielles et pratiques, et l’affaire fera l’objet d’un débat et d’un vote séparé au Parlement, a promis le Premier ministre. Une partie de la gauche, de la droite et même de la majorité LREM estime que ce peut être en soi une violation des libertés. Etrange débat au moment où 67 millions de Français sont contraints de montrer un laisser-passer pour aller acheter le pain ou sortir faire uriner le chien. Une situation moyenâgeuse ou de régime dictatorial au plan des libertés, refusée par l’Allemagne notamment et les Scandinaves, où nous restons d’être vissés, si aucune solution plus ciblée et plus moderne n’est trouvée.
On retombe là sur le débat quant aux différentes notions de la liberté, déjà évoqué ici quant au phénomène du « corona-tourisme », dans un post précédent. Il existe une philosophie égoïste de la Liberté, qui voit les individus comme autant d’atomes de carbone autonomes appelés à choisir eux-mêmes leurs trajectoires, sans considérations extérieures. Il y aussi une autre philosophie de la Liberté radicalement divergente, celle de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, et notamment de son article 4. « La Liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Dans cette acception, donc, la Liberté ne peut se vivre qu’en considération de son voisin, de la « communauté » conçue dans ce texte au sens laïc de « société ». Je ne suis libre que si l’autre peut l’être, et si ma Liberté ne lui fait pas de mal.
Le consentement, via son smartphone, à un contrôle social relatif, exclusivement dédié à la lutte contre la diffusion d’une maladie ne peut donc être conçu, dans cette optique, comme une atteinte à la Liberté. Il n’existe pas de liberté de contaminer, dans l’idée de 1789. L’argument éternel des opposants au gouvernement par le numérique est certes de soupçonner les promoteurs de tels projets de noirs desseins visant à étendre, au-delà du dispositif, leur emprise sur les citoyens. Mais les 2,8 milliards d’êtres humains détenteurs de smartphones n’y ont-ils pas déjà consenti de toute façon d’eux-mêmes en postant les photos de leurs vies personnelles et ce qu’il pensait de tout sur les réseaux sociaux, quotidiennement ?
Ainsi donc, cet objet magique, dont personne ne se passera jamais, contient-il en quelques dizaines de grammes d’électronique, de plastique et de métal, toutes nos angoisses, nos déviances, nos espoirs, nos rêves, nos frustrations. Le confinement l’installera sans nul doute plus encore dans nos vies.
On y réfléchira avec Debbie Harry, déjà « pendue au téléphone » il y a longtemps, avant Apple.