Aux confins – Jour 46, « Comme je descendais des fleuves impassibles… »

Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, l’immobilité saisissante de Paris, d’où une réflexion sur son mouvement frénétique et permanent, le sens de ses milliards de voyages par jour du temps d’avant.

Ce 1er mai fut un moment d’une poésie poignante, en plein soleil de printemps. Traverser lentement Paris du sud au nord, porte d’Orléans, Denfert-Rochereau, Luxembourg, boulevard Saint-Michel, Sorbonne, Châtelet, boulevard Sébastopol, République, canal Saint-Martin, ma taule du 19. Rares passants égarés aux pas lents, bus hybrides à demi-vides et silencieux, vélos, voitures presque portées disparues. Un drôle de rien dans l’air, juste un souffle, une brise. Une ville comme de marbre, toute entière clouée dans une splendeur éclatante et un air limpide. L’impression d’être à un moment unique, dans un temps suspendu, sur lequel, dans 200 ans encore, on écrira des millions de mots, pour dire encore on ne sait quoi.

Comme on n’est pas poète, on a repensé au barbeau de Charleville et au vieux livre trainé depuis la communale.

« Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. »

Descendre dans ce Paris immobile comme sur un fleuve impassible, donc, alors que cette ville n’arrête pas de bouger, c’était pour soi-même un moment d’éternité, mais pour d’autres, beaucoup d’autres, c’est sans nul doute une souffrance. Il y a à Paris, ville incomparablement dense au monde de ce point de vue, rappelons-le, plus de 1.400 lignes de bus, 16 lignes de métro, 10 lignes de tramway, 5 lignes de RER, 7 gares SNCF où ils arrivent des dizaines de lignes de trains de banlieue et une myriade de trains nationaux et internationaux. Il faut se donner la peine de quelques chiffres pour mesurer la frénésie de cette ville aujourd’hui ossifiée par le Covid.

On estime ainsi que 4 millions de personnes prennent le métro par jour, ce qui donne près de 1,5 milliard de voyages, seulement en rame de métro, chaque année. Tous transports confondus, la RATP comptabilise 3,4 milliard de voyages chaque année, un peu comme si toute la population de la Chine passait trois fois visiter Paris dans ses transports publics entre le 1er janvier et le 31 décembre. Ca augmente tout le temps depuis des années.

Indépendamment, cinq des gares de la capitale voient passer plus de 100.000 personnes par jour, et c’est donc un peu comme si toute la population adulte de Clermont-Ferrand passait tous les jours visiter ces cinq gares.

Il y a aussi 400.000 déplacements quotidiens en voiture à l’intérieur de la capitale, et 900.000 entre Paris intra muros et sa banlieue proche ou lointaine, selon des statistiques de 2018. C’est donc comme si la moitié des habitants de Paris prenait tous les jours sa voiture pour aller dans un autre quartier ou juste derrière le périphérique. On roule à 15 km/h en moyenne à Paris, ce qui fait que la circulation a quand même baissé, et sous l’effet des politiques Hidalgo, le trafic automobile a diminué de 20% depuis 2014.

Le vélo se fait une petite place encore négligeable dans tout cela, et si on s’assoit en temps normal à certains points donnés de la capitale toute une journée, on verra quand même passer 1.200 cyclistes, le double de 2017. Enfin, on estime qu’environ un million de Parisiens font un trajet à pied dans la journée.

Récapitulons donc : toute la Chine passe trois fois par an dans les transports RATP, tout Limoges défile tous les jours dans cinq gares, la totalité de Paris prend sa voiture pour aller pas très loin, et/ou marche pour aller à côté, et/ou prend un vélo pour aller un peu plus loin, tout ça en même temps. Ce charivari est au bord de l’implosion, et avant la pause, on s’en inquiétait, vu que les infrastructures flanchent parfois, comme sur le RER.

Pour bouger plus encore et encore plus vite, un grand plan de constructions de nouvelles lignes de RER et de métro, ou de prolongements, est en cours d’exécution pour l’horizon 2024 et les JO, on en verra ici le schéma (les chantiers se poursuivent plus ou moins actuellement). Ca doit coûter dans les 25 milliards d’euros et on s’en inquiétait aussi avant le Covid, vu que la facture allait probablement exploser comme d’habitude en pareil cas, mais maintenant peu importe : on ne sera plus à ça près.

Mais maintenant que tout ça est arrêté complètement, c’est peut-être le moment de se poser une question : où vont tous ces gens en permanence ? De quoi ont-ils donc besoin exactement pour bouger ainsi dans tous les sens, tout le temps ? La réponse est bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire.

Au plan philosophique, vu qu’on n’est pas plus philosophe que poète, on ne s’aventurera pas trop au-delà d’un simple constat exposé ici par exemple dans cette réflexion : l’époque actuelle tend, sur tous les plans, à valoriser la mobilité et à diaboliser la fixité, laquelle devient signe de stagnation aux niveaux matériel et psychologique. La fixité, c’est la pulsion de mort, c’est la stagnation, le refus du progrès. Un sédentaire est un loser, à Paris, en 2020. (ou était, car pour l’instant à cet étiage, nous sommes tous des losers). Le mouvement, c’est la vie, ça ne saurait être que çà. D’où sans doute, un peu, cette bougeotte parisienne autant que mondiale, que le Covid vient cruellement entraver. Nous aventurant un chouïa au-delà sans philosopher vraiment mais comme sur un comptoir de bistro, on pourrait prolonger ce constat en opposant : oui, mais enfin, point trop n’en faut non plus, non ?

Car c’est la seconde dimension du problème : beaucoup de Parisiens se déplacent pour travailler alors qu’ils pourraient faire la même chose, souvent mieux, en restant là où ils sont au moment où ils prennent leur café le matin. C’est magique, c’est le numérique et ça s’appelle le télétravail. Ils sont des centaines de milliers de Parisiens à travailler ainsi actuellement, contraints et forcés, et donc à délaisser la RATP, la bagnole, la marche, le vélo. Divers sondages donnent des indications contradictoires : heureux, pas heureux ? Cette émission de France Culture s’est demandée en tous cas si ce n’était pas une sorte de piège pour l’employé : une fausse liberté qui cache une disponibilité permanente. Le patron de la CGT a demandé un encadrement national de cette pratique, car le soupçon d’une entourloupe entoure en effet cette pratique à Paris. On n’y est pas, mais étant donné que le « déconfinement » du 11 mai risque d’être très théorique, le télétravail a peut-être gagné un avenir. Le winner du futur sera peut-être désormais en pyjama dans sa cuisine le matin.

Mettons le travail à part cependant et posons une deuxième dimension du problème, la seule qui importe vraiment à Paris, auto-proclamée capitale de l’amour. Si les Parisiens bougent tout le temps et dans tous les sens, serait-ce pour aller aimer quelqu’un, d’une manière ou d’une autre ? On n’est pas plus sociologue que philosophe ou poète. Mais si c’est pour ça, ce n’est ni durable, ni stable. Plus d’une personne sur deux est célibataire à Paris, selon l’Insee. Célibataire, pas seulement non marié(e). Célibataire. Seul(e). Ou avec un chien (il y en a entre 100.000 et 200.000 à Paris). On peut donc soupçonner que la plupart des milliards de transports parisiens ne sont pas amoureux, du moins pas totalement.

Il convient donc de se questionner. Bouger pour travailler, alors qu’on pourrait s’en passer. Ne jamais bouger pour s’aimer, alors que tout le monde « n’attend » que ça (sans bouger, pour le coup). Tout cela est-il cohérent ? Imaginons que tout ce système s’arrête pour de bon, ou que beaucoup de choses et de gens arrêtent de bouger tout le temps à Paris, au-delà même du télétravail.

Moins de travail ou plus de travail du tout, par exemple. Interdiction de monter dans la rame, car il y a déjà trop de monde et on risque de leur coller le Covid ou de leur prendre, par exemple. Plus d’envie de sortir de chez soi, pris par la psychose, la dépression, attiré par le néant ou toujours désireux d’attendre encore le monde d’après. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire si on ne bouge plus ou presque plus ? C’est l’interpellation solennelle et fondamentale du virus. Revenons au barbeau de Charleville pour qu’il nous accompagne dans ce retour au mouvement, car il le faudra.

…Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! »

Et comme ce serait faire insulte au barbeau de Charleville, aujourd’hui, exceptionnellement pas de chanson.

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