
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le jeu électronique, centre du confinement, angoisse des parents, est-il une manière d’être au monde ?
Isolé dans sa taule depuis deux mois avec des marmots en roue libre, le vieux sous-Parigot confiné et ruiné se pose des questions sur l’avenir de la civilisation et notamment sur le sens du jeu. En effet, le confiné né du baby-boom au siècle dernier joue peu. Un vieux ne joue pas. Même sur son portable qui lui sert plutôt à téléphoner. En revanche, sa progéniture joue, joue, joue. Sur tous les écrans, de l’un à l’autre. Avec ses copains, avec des inconnus qui habitent à l’autre bout du monde, seul. Tout ça alternativement ou en même temps. A des jeux dont le scénario semble obscur au vieux confiné, même lorsqu’il les lit dans son vieux journal favori, qui fait ce qu’il peut aussi pour s’adapter à ce nouveau monde.
Le Monde a par exemple tenté de se plonger dans Animal Crossing, le jeu favori de ma fille, une sorte de deuxième vie virtuelle imaginé en 2001 par le japonais Nintendo qui qui présente l’avantage apparent pour le vieux confiné (sommaire dans sa sélection et relativement impuissant) d’être dépourvue de violence. La dernière version sortie au moment du confinement s’est vendue à 13 millions d’exemplaires selon Le Monde, soit davantage en six semaines que n’importe quel épisode précédent en plusieurs années.
Voici comme ça se passe, expliqué dans le vieux journal du vieux confiné. « Je me trouve à la tête d’une véritable petite communauté, peuplée de pingouins gouailleurs, d’ours mythomanes et d’hippopotames fashionistas. Quelque chose qui tient autant du réseau social virtuel que de l’aquarium, ou plutôt du jardin japonais. De cette tentative de capturer en miniature l’illusion de la nature – ou ici, d’une société. Sur mon île, il y a désormais un petit supermarché où je passe chaque matin saluer les vendeurs et m’enquérir du prix du navet – la marchandise star du jeu – et parfois faire une folie en m’achetant un meuble. Il y a aussi une boutique de vêtements, un camping et, surtout, un magnifique musée, le joyau de Plouf. Et puis, il y a ma maison ».
Une grave question existentielle torture les vieux confinés lorsqu’ils contemplent leurs enfants en pyjama, pas nécessairement douchés tous les jours, nourris sommairement en matinée, commencer une session dont il sera difficile de les arracher : est-ce nous qui sommes vieux confinés, piégés par le passé, ou eux qui sont piégés par ce présent ? Devons-nous les laisser faire ?
Cette question centrale dans la vie des parents baby-boomers n’est bien sûr devenue que plus aigüe avec le confinement : il est tout de même difficile d’expliquer à des enfants enfermés de force à la maison depuis près de deux mois qu’ils ne feront que faire leurs devoirs, lire la comtesse de Ségur et Astérix, et jouer au Mille bornes. Le vieux confiné, mal à l’aise dans son époque, balance entre culpabilité et lâche consentement. Le jeu est-il une existence ? Si le bac avait encore existé cette année, nul doute que cette question aurait fait une belle épreuve de philosophie.
Pour y répondre, réalisons d’abord que notre civilisation est une civilisation du jeu, pour les petits comme pour les grands. Chez eux, au travail, pendant leurs vacances, dans les transports, dans leur lit, au bar-tabac, les Français jouent toujours plus. Imperceptiblement, cette pratique a colonisé la vie quotidienne, notamment depuis l’ouverture à la concurrence des jeux en ligne en 2010, et grâce à l’explosion des ventes d’ordinateurs, de smartphones et de tablettes depuis 15 ans.
Quelques chiffres pour le réaliser : La Française des jeux, privatisée par le pouvoir Macron et dans les cinq premiers opérateurs du monde, a vu selon ses chiffres officiels le total des mises enregistrées sur tous ses jeux et paris croître de plus de 62 % en dix ans, passant de 9,3 milliards d’euros en 2007 à plus de 15,1 milliards d’euros en 2017. La société est prospère, rapporte toujours des milliards d’euros en impôts à l’Etat chaque année et les joueurs se comptent en dizaines de millions chaque année.
Par ailleurs, depuis la libéralisation du secteur des paris en 2010, des millions de Français ont téléchargé des sites des paris sportifs (dont la FDJ) et ont parié en 2018, par exemple, (année de la Coupe du monde de football) un total de près de 4 milliards d’euros sur ce type de jeu.
Les mises annuelles totales au PMU (les chevaux) avoisinent les dix milliards d’euros, voir ici. Les deux tiers des Français, selon un sondage, pratiquent le jeu vidéo. D’ailleurs, la France est en pointe dans ce domaine après les Etats-Unis, avec environ 300 entreprises dans ce secteur employant des dizaines de milliers de salariés. Il y a par exemple Ubisoft, un des plus gros éditeurs du monde (45 studios dans 30 pays), inventeur des fameux « lapins crétins » et du jeu emblématique Assassin’s Creed, vendu à … 140 millions d’exemplaires.

« Assassins creed » a été vendu à 140 millions d’exemplaires.
Cette civilisation du jeu suscite des interrogations. Pourquoi l’Occidental contemporain, et particulièrement le Français, éprouve-t-il le besoin de tant jouer ? Dans la vie d’avant, le vieux confiné qui ne joue pas était allé voir de vieux penseurs sur cette question, comme le sociologue Aurélien Fouillet. Ils lui donnaient en substance une réponse simple : les Français s’ennuient. Dans cette période désenchantée, les grands idéaux politiques ou syndicaux ainsi que la spiritualité religieuse tendaient à disparaître. Et donc les jeunes, mais aussi les vieux, s’emmerdaient, dans le fond.
L’individu urbain moderne est en effet fondamentalement seul, disaient les penseurs. De plus en plus souvent, il ne peut pas travailler, ou peu. Ceux qui ont un emploi seraient, au fond d’eux-mêmes, angoissés par la brutale logique économique. De là viendrait l’aspiration à retrouver le rêve, l’aventure, une apparence de vie plus romanesque. Nous serions tous, au fond, des Mme Bovary (héroïne d’un roman de Flaubert en 1857, qui s’ennuie dans une vie bourgeoise et convenue et finit par se suicider, NDLR). disait Aurélien Fouillet. « L’enromancement n’est pas nouveau, le jeu non plus, d’ailleurs. Mais ça revient comme une teinte majeure de nos sociétés. De la même manière que Mme Bovary le fait, on va se raconter des histoires en jouant, faire comme si on était quelqu’un d’autre. Il y a peut-être une différence entre Emma Bovary et le monde contemporain. Nous nous inventons des vies mais finalement, les joueurs d’aujourd’hui sont sincères, véritables, ce ne sont pas seulement des fictions qui passent ».
D’autres spécialistes tempéraient cette idée, comme Emmanuel Forsans, directeur général de l’Association française pour le jeu vidéo (AFJV). « Les joueurs ne cherchent pas vraiment une vie meilleure mais une réussite. Les jeux sont valorisants, car on y gravit les échelons », disait-il en 2013. Il s’agirait donc en réalité d’une manière d’intégrer la logique de compétition capitaliste. Discutable. L’économiste Jeremy Rifkin, auteur d’essais sur la fin du capitalisme, avait plutôt une réflexion voisine de Fouillet. « Les membres de la génération internet se perçoivent en joueurs plus qu’en travailleurs, voient dans leurs atouts personnels des talents plus que des qualifications et préfèrent exprimer leur créativité sur les réseaux sociaux que s’échiner dans des mission formatées », écrit-il.
La place croissante du jeu a en tous cas sa face sombre. Le crime organisé s’intéresse aux jeux mondialisés, notamment les paris sportifs, pour blanchir ou tricher. Au-delà ce phénomène, cette civilisation scinde donc le pays en deux, car le jeu est affaire de génération : obsessionnel chez les 15-35 ans, il indiffère voire terrifie les générations suivantes de vieux confinés baby-boomers. L’inquiétude à propos du tropisme des enfants pour les jeux vidéo est classique chez les parents. Les enfants passeraient en moyenne sept heures par semaine sur ces satanés jeux (en ce moment, ce chiffre a sans doute explosé).

La psychiatre Amandine Luquiens, responsable de l’unité spécialisée dans l’addiction aux jeux de hasard et d’argent à l’hôpital Paul Brousse de Villejuif, avait cependant en 2013 un message plutôt rassurant à ce propos : pour la communauté scientifique, il n’existe pas encore de pathologie d’addiction aux jeux vidéo ou à internet. « Il y a chez certaines personnes une pratique excessive du jeu vidéo, mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit une maladie. C’est peut-être plus un symptôme d’autre chose ». La recherche clinique se poursuit.
Cette recherche tendrait aussi à montrer dans l’autre sens que les jeux vidéos rendraient les enfants plus intelligents. Sciences et Avenir s’en est fait l’écho, l’entraînement aux jeux vidéos renforcerait certaines structures du cerveau. Il faudra cependant savoir si, comme les bienfaits imaginaires de l’alcool inventés par le lobby du vin, ces recherches aux résultats inespérés n’ont pas été un tout petit peu financées par l’industrie du jeu. Ce n’est pas très clair à ce jour encore, très sincèrement. Le recul est assez faible sur le phénomène.
Ce qui est sûr, c’est que depuis 2013, l’addiction aux jeux de hasard et d’argent est classifiée internationalement comme une pathologie, comme l’alcoolisme ou le tabagisme. Le docteur Luquiens soignait par la psychothérapie et même avec des médicaments. Le médecin devait encore faire preuve de pédagogie sur cette pathologie, qui affecte officiellement 858.000 personnes en France (1,3% de la population). « Les gens ne pensent pas que c’est une maladie, ils croient que c’est un vice, c’est très stigmatisant ». Le retentissement de l’addiction d’un malade du jeu touche 17 autres personnes et provoque dépressions, ruines voire suicides. Conscient de cette mauvaise image du jeu, les industriels coopèrent avec les médecins et les scientifiques pour limiter les affections et faire passer le message que, comme l’alcoolisme n’a pas discrédité le vin, l’addiction au jeu ne devrait pas laisser penser qu’il est en lui-même un fléau.
Si on suit les conclusions de nos spécialistes sur l’humanité désenchantée et désœuvrée qui chercherait une évasion et un « enromancement », le jeu a en tous cas un bel avenir, avec les 12 millions de travailleurs français actuellement au chômage partiel (et qui passeront pour partie bientôt dans le « vrai » chômage), le maintien d’un semi-confinement avec aucun bar ouvert jusqu’à nouvel ordre, l’interdiction des spectacles et rassemblements publics, l’école à distance. Animal Crossing et les autres vont augmenter leur public.
C’est un fait, à prendre comme il vient. Comme pour le virus, il faudra vivre avec. Mais que restera-t-il donc aux vieux déconfinés pour « s’enromancer », eux qui ne supportent pas les petits bruits des jeux électroniques, les écrans colorés stupides des consoles hors de prix de leurs enfants et le virtuel en général ?
On ne fera que suggérer ma méthode, avec notre chouchoute Elisabeth Grant, qu’on avait presque oubliée et que les enfants geeks n’aiment pas. C’est un signe de fossé des générations, mais devenus plus vieux, et quand ils auront forcément réalisé qu’il y a plus amusant qu’une console de jeux dans le monde des baby-boomers, ils sauront qu’on avait raison.
Look at you kids with your vintage music/Comin’ through satellites while cruisin/You’re part of the past, but now you’re the future/ Signals crossing can get confusing