
Journal d’une famille confinée à Paris. Aujourd’hui, les vertus de l’école à domicile sur deux enfants, Simone de Beauvoir, l’économie de marché, l’ENT et l’école 42.
Dans l’ancien monde, lundi matin, mon fils de 16 ans se serait levé vers 06h30 du matin. Il aurait pris un petit déjeuner de qualité incertaine (tout dépend de ce qu’il reste dans le frigo), avant de commencer la journée par 40 minutes de métro et un peu de marche pour se rendre au lycée Charlemagne dans le Marais, établissement public où l’algorithme de l’Education nationale a accepté de l’affecter territorialement à la fin du collège, pour sa classe de seconde.
Il aurait enchaîné ce jour-là quatre heures de cours puis, après son retour à la maison dans les métros encore plus bondés des heures de pointe, il aurait dû travailler entre une et deux heures à son bureau pour écluser les nombreux devoirs imposés par les enseignants. Ce rythme était plus intense encore en fin de semaine, où les journées montaient jusqu’à six heures de cours. Il y avait cours le mercredi et le samedi matin. Les contrôles se succédaient, avec des tâches de révision supplémentaire, et le stress de l’attente de la note.
Dans ce vieux monde, des enfants ou des adolescents tels que lui devaient donc encore étudier de la même manière que les parents, dans les années 1970. Son sac pesait entre 10 et 20 kgs. Une chose telle que le manuel électronique n’existait pas. Les romans à lire devaient être achetés en version papier, pour être utilisés en classe de cette manière. L’achat d’une impressionnante liste de fournitures scolaires, avec beaucoup d’instruments métalliques étranges, une énorme calculette avec des touches de toutes les couleurs (objet pourtant objet topique de l’ancien-ancien monde par excellence), des stylos de tous les types, des feuilles de divers carreaux et une suite de cahiers bigarrés, était imposée à chaque rentrée, et la facture était salée, malgré les aides d’Etat. Il n’y avait pas de tablette électronique.
On peut donc comprendre que mon fils a pris presque avec béatitude cet étrange crise du Covid-19 et l’obligation de rester au lit le matin. Non pas qu’il ait démissionné du tout. Il se lève une heure plus tard et se met au travail après le petit déjeuner. Tous ses profs lui ont donné des devoirs et il s’enferme donc dans sa chambre, depuis le début du confinement, entre deux et trois heures par jour. Le reste de son temps se passe entre la lecture, les séries et les écrans.
Deux fois, il m’a sollicité pour l’aider, et ça a fourni matière à conversation. La première fois, il s’agissait de détailler la notion de marché, d’économie de marché, de marchés financiers. Je lui ai expliqué qu’on vivait en économie de marché et que c’était jusqu’au virus la passion de notre président Emmanuel Macron, mais que c’était en train de changer. J’ai pris l’exemple du prix du gel hydro-alcoolique, qui n’est plus fixé par le marché mais par l’Etat, tellement les profiteurs du Covid, cousins des planqués du Covid, s’étaient sucrés sans vergogne les premiers jours. D’ailleurs, lui ai-je précisé, si ça se trouve, à la fin de tout ça, il n’y aura plus d’économie de marché, on reviendra à une économie totalement administrée, avec entreprises nationalisées, et une sorte de Plan pour redresser la production avec suppression des congés payés, et tout. Quoi ? a–t-il demandé, interloqué. Laisse tomber, j’ai répondu. Une prochaine leçon.
La deuxième fois, on a parlé du livre « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir. Pour illustrer son propos « on ne nait pas femme, on le devient », j’ai repris l’exemple du football, qui nous lie tellement, lui et moi. Certes, pour l’instant, les femmes sont moins talentueuses que les hommes au football, mais ce n’est pas parce qu’intrinsèquement, elles ne pourraient pas être des joueuses de légende. Même l’argument de la force physique ne tient pas : des petits comme Messi, Pelé ou Griezmann dont personne ne voulait, ou des alcooliques comme Socrates ou Best ont ridiculisé toutes les forces de la nature. Non, c’est parce que les femmes n’étaient pas autorisées pendant très longtemps à jouer au football, ou parce qu’elles-mêmes se convainquaient ensuite que ce n’était pas pour elles, qu’elles ne le pratiquent pas encore si bien. Comme elles sont devenues pilotes de ligne, ingénieures, ou commandos de choc dans l’armée israélienne, elles seront un jour maîtresses du Beau Jeu et peut-être même qu’on jouera avec elles, ensemble. C’est ça, la féminisme, unir les hommes et les femmes. Je suis sûr que son prof n’aurait pas songé à cet exemple. J’ai dit à mon fils qu’on mettrait la philosophie de Beauvoir en pratique bientôt et qu’il allait se coller aux fourneaux, comme tout le monde. D’ailleurs, en cuisine, je l’appelle « Simone de Beauvoir ». « Simone de Beauvoir, baisse le feu ». « Simone de Beauvoir, mets un peu plus de sel ».
Pour son travail à distance, mon fils doit se rendre sur l’ENT (Espace numérique de travail), un outil que l’Education nationale a développé depuis seulement quelques années et conçu comme une sorte d’embryon d’école électronique. Faiblarde (la plate-forme a « planté » le premier jour de confinement avant un rétablissement sur deux jours), l’ENT sert à échanger des messages, des travaux, à modifier l’emploi du temps en ligne, à, transmettre les devoirs, les notes et les bulletins. Rien d’interactif. C’est une sorte de casier numérique. Beaucoup d’enseignants ne s’en servent que très peu ou pas du tout, car il n’y a aucune obligation. Il n’existe pas de bibliothèque numérique, ou d’espace où on pourrait organiser une heure de classe virtuelle par téléconférence. La classe virtuelle, ça n’existe pas. Je n’ai jamais vu un prof avoir l’idée de la pratiquer, par exemple un jour de grève de transports ou s’il ne peut quitter son domicile ce jour-là.

Au collège Pailleron, où seuls quatre des onze enseignants de ma fille de 13 ans ont utilisé l’ENT pour envoyer des devoirs (les autres sont pour l’instant aux abonnés absents), l’événement est pourtant survenu. Un professeur d’espagnol est allé chercher je ne sais où une application (chacun sait que tout cela est disponible librement partout) et il a fait cours jeudi pratiquement normalement, avec quasiment toute la classe.
J’ai donc vu ma fille assise sur mon lit, les écouteurs sur les oreilles, échanger en visio-conférence et en espagnol avec son prof et ses camarades. J’ai su peut-être à cet instant précis que le monde ancien de l’école à papa, du tableau noir, des craies, du cahier de liaison, était derrière nous. Autrement, ma fille passe moins de temps à travailler à la maison, vu la défaillance – compréhensible – de la majeure partie des enseignants. Il faut dire que la majeure partie des élèves n’ont pas d’ordinateurs à la maison. Beaucoup d’enseignants craignent donc de creuser le fossé en poursuivant l’école à la maison avec les gosses de riches comme les miens. C’est un problème certes, ai-je répondu à une enseignante qui m’entretenait du problème. Mais c’est un peu court. Tout le monde a des téléphones portables et on peut faire beaucoup de choses avec. En attendant, je tente de remplir mon devoir de père en obligeant ma fille à lire, à côté des séries Netflix et des conversations interminables avec les copines. On s’est mis d’accord sur Astérix. Un bon début.
Oui, l’école est finie. Dans l’ancien monde, déjà, des expériences cassaient l’école de papa, comme celle de Xavier Niel à l’école de codage informatique 42, qui n’avait ni enseignants, ni programmes, ni emploi du temps. Les étudiants, recrutés non sur titres mais après une épreuve d’entrée de plusieurs jours, apprenaient à travers des projets et étaient seulement suivis par des référents, qui ne prétendaient pas enseigner de manière magistrale une matière de toute façon mouvante et sujette à invention. Je suis sûr que eux continuent d’étudier sans difficulté.
L’école est finie. Comment les enseignants pourraient-ils se voir encore aujourd’hui comme les « hussards noirs » de la République, à une époque où tout le savoir est disponible en ligne et qu’il est possible d’apprendre une langue étrangère sur une application sans sortir de chez soi ? Comment le monde d’après pourra-t-il imposer encore à nos enfants cette vie de société industrielle, métro-école-devoirs-dodo, tableau noir et cahier de liaison, heures de colle ? Comment pourra-t-il infantiliser encore nos enfants, quand ils manient mieux les outils du nouveau monde qu’on ne pourra jamais le faire, et quand on regarde sombrer heure après heure ce monde ancien décadent, pollué et injuste, que les adultes et les adeptes de l’évitement scolaire leur ont légué ?
L’école est finie. Et elle va vraiment commencer.
Un commentaire sur “Aux confins- Jour 6, L’école est finie”