Aux confins – Jour 5, Du championnat biélorusse et d’Albert Camus

Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, vivre avec le championnat biélorusse, le jeu en général et revenir à l’esprit d’Albert Camus

Vendredi 20 mars, en milieu d’après-midi, le Dinamo Brest a fait match nul avec le FK Smaliavitchy 1-1, dans un match âprement disputé et devant un public assez nombreux de cette ville biélorusse située à la frontière polonaise. La foule a vibré jusqu’à la fin, lorsque le Dinamo a failli l’emporter sur un cafouillage. C’était la première journée du championnat biélorusse. Alors que le football et tout le reste de l’activité sportive sont arrêtés sur tout le continent et qu’une bonne moitié des habitants sont confinés chez eux, les autorités locales n’ont ni l’intention de fermer la boutique ni de jouer à huis clos, comme l’explique ici l’Equipe. Dirigée depuis 1994 par l’autocrate post-communiste Alexandre Loukachenko, la Biélorussie a enregistré à ce jour 54 cas de Covid-19, sans décès pour le moment, officiellement. Le président de cette dictature oubliée aux portes de l’Union européenne a estimé jeudi qu’on risquait davantage de succomber à la panique qu’à la maladie. « Le Covid-19, ce n’est rien d’autre que de l’hystérie », a-t-il dit.

Regarder avec mon fils sur un écran, pour tromper l’ennui dans ma retraite de Paris-19, les dernières minutes de ce match lunaire, nous a un instant ramené dans le monde d’avant. Il était encore possible de parier sur ce match avec le site Betclic et miracle, il nous a rapporté l’équivalent d’un petit panier de courses.

Avec mon fils, les paris sportifs était devenu dans le monde d’avant une sorte de rituel familial, qui faisait l’objet d’âpres discussions autour de la table familiale ou par messagerie. Untel est blessé, telle équipe a une défense en carton, l’attaque de telle autre n’a que des pieds carrés, le 4-4-2 de l’entraineur est complètement bancal. L’équipe Truc n’a pas cassé quatre pattes à un canard la semaine dernière, mais elle a besoin de se refaire. Machin n’arrête pas d’empiler les buts, il va forcément continuer (ou alors ça va nécessairement s’arrêter un jour). Une divagation permanente et en définitive philosophique, sur l’infini aléa de l’existence, dont le Beau Jeu proposait une sublime métaphore.

Nous n’étions pas les seuls dans l’ancien monde à nous amuser ainsi de la sorte, puisque les effectifs des parieurs étaient passés en 2019, à la faveur de la Coupe du monde l’année précédente, à 2,7 millions de joueurs rien qu’en France pour 3,9 milliards d’euros de mise totale. Car évidemment, nous perdions bien plus souvent que nous gagnions, sans quoi ce secteur n’aurait pas connu cette explosion. Sans nous en rendre compte, tout en gueulant sur le montant de la taxe d’habitation, nous déversions dans les comptes bancaires de quelques opportunistes du web installés dans des off-shores l’équivalent de deux ou trois fois la somme requise pour remettre de suite sur pied les hôpitaux publics.

Pourquoi jouions nous ? Pourquoi les hommes contemporains jouaient-ils ? Je m’étais posé cette question en 2014 dans une enquête pour le magazine du Parisien, constatant que 27 millions de personnes alors (c’était avant les paris sportifs) déversaient 12 milliards d’euros par an dans les caisses de la seule Française des jeux et que 31 millions de Français pratiquaient régulièrement les jeux vidéos. Ces chiffres ont augmenté depuis, bien sûr, et d’autres formes de jeux sont apparus, comme les étranges « escape games », qui consistent à jouer à s’enfermer, ou à s’évader, fulgurant message social subliminal.

Interrogé, un sociologue, Aurélien Fouillet, m’avait donné à cette passion croissante du jeu dans les sociétés contemporaines une explication désarmante et terrible : l’ennui. Il faut la relire aujourd’hui. « On a uniformisé les modes de vie, standardisé la façon de travailler, la façon de produire, on a massifié les comportements individuels sous divers aspects, évidemment la consommation, mais aussi le travail, le loisir, le repos. Ca devient un peu monotone. L’individu se retrouve isolé du reste du groupe, il y a une forme de déracinement. C’est évident qu’un certain nombre de promesses portées par la modernité n’ont pas été tenues, d’une certaine manière. Tout ce qui est de l’ordre de la libération de l’émancipation, du progrès a créé une déception de nos sociétés ».

L’individu moderne aurait donc eu selon lui un besoin « d’enromancement » de sa vie, comme madame Bovary dans le roman de Flaubert. Il est aujourd’hui servi avec le Covid-19, qui lui a donné du roman… en l’obligeant à le vivre entre quatre murs. Pour supporter cette cruelle leçon et encore varier le paysage à sa fenêtre virtuelle, il lui reste le championnat biélorusse (peut-être pour peu de temps, cependant) et la littérature.

Dans ma retraite de l’est de Paris et tout en suivant le foot, j’ai téléchargé, apparemment comme des millions d’autres êtres humains actuellement, le roman « La peste », publié en 1947 par Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957 et accessoirement grand amateur de football.

On le sait, c’est le récit d’une épidémie de peste dans la ville algérienne d’Oran, alors française, une histoire vue à l’époque comme une métaphore de la montée du fascisme. Une population frappée par une épidémie, coupée du monde par une quarantaine, est placée face à elle-même. Relisons ses mots, lui qui vécut dans une époque de fléaux.

« Les fléaux sont chose commune mais on croit difficilement aux fléaux quand ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit que le fléau est irréel, que c’est un mauvais rêve qui va passer (….) Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux ».

« La première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil. C’était bien le sentiment de l’exil que ce creux que nous portions constamment en nous, cette émotion précise, le désir déraisonnable de revenir en arrière ou au contraire de presser la marche du temps ».

Le docteur Rieux, personnage central, l’assène à ses amis, qui godillent. « Il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste c’est l’honnêteté. Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier ».

Dans mon exil, je me concentre dans l’immédiat sur Vitebsk-Gorodeya, qui se dispute aujourd’hui samedi 21 mars à midi, heure de Paris. J’ai misé deux euros sur Gorodeya. En huit rencontres officielles, les deux équipes l’ont chacune emporté deux fois et ont réalisé quatre matches nuls. Mais le club de Gorodeya, fondée en 2004, est sur une meilleure dynamique.

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