Aux confins – Jour 7, Le supermarché, miroir de nos peines

Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le Franprix d’en bas, désormais centre de notre vie, concentré d’essentiel, d’injustice et d’inutile.

Quatre allées bordées d’étagères garnies de boites colorées sont devenues le centre de nos vies, et l’ironie est cruelle. Quand on a rêvé comme tout être humain d’horizons lointains et d’absolu, il est déjà violent d’être renvoyé, pour l’ultime lieu possible de vagues rencontres furtives, à la satisfaction de ses intestins et à la trivialité des repas quotidiens pris à trois entre quatre murs. C’est surtout que l’injustice et l’absurdité du monde d’avant vous sautent désormais au visage dans ce lieu qu’on croyait jadis anodin.

Dans le Franprix de l’avenue Laumière, une poignée d’employés, exclusivement des étrangers originaires d’Europe centrale au français hésitant et rugueux et des Maghrébins, effectuent toute la journée la succession des tâches de ce secteur économique à bas salaires et droits collectifs étiques : inventaire, mise en rayon, nettoyage, caisse, aide aux clients dans la batterie de caisses automatiques récemment installées et avec lesquelles on espère probablement encore réduire leurs maigres effectifs.

Les syndicats protestent depuis longtemps dans ce secteur contre l’abus des contrats précaires, les salaires de misère, la pression hiérarchique notamment pour travailler le dimanche (après les lois prises par le pouvoir actuel et le précédent), la violence des temps partiels contraints et des horaires flexibles, la polyvalence de tâches obligatoire, la pénibilité de beaucoup d’entre elles avec notamment le port de charges lourdes. On lira ici un petit exemple à Marseille de la vie quotidienne des travailleurs de ce secteur, choisi dans le quotidien communiste La Marseillaise.

Ces employés dédaignés et maltraités sont aujourd’hui en première ligne de front face au Covid, avec un risque maximal d’être infectés et des protections qu’on peut voir comme dérisoires. Le Franprix Secrétan a certes installé une vitre en plexiglas devant la dernière caisse humaine, et l’employée qui y est affectée porte des gants et parfois un masque (mais pas toujours). Sachant que plusieurs centaines de personnes viennent chaque jour faire leurs courses, quelle sera cependant la probabilité, sur plusieurs semaines, de ne pas croiser le virus sur une des marchandises qu’on manipule, une carte de crédit, un client, un collègue de travail, la machine à café du local de repos ? Quand on sait que les scientifiques recommandent aujourd’hui d’enfermer totalement tout le reste de la population et d’interdire jusqu’aux joggings solitaires, il n’est nul besoin d’être biologiste pour trouver la réponse.

Les employés devront se consoler avec une prime de 1000 euros annoncée par les grands groupes, sorte de « salaire de la peur » ou plutôt de « prime de la peur ponctuelle et non renouvelable, n’y revenez pas ». On peut la qualifier de mesquine quand on imagine à quel point le chiffre d’affaires des grandes surfaces a dû exploser, notamment à Paris, avec la fermeture des restaurants. Pour les planqués du Covid, bureaucrates en « télétravail » avec les gosses dans les belles résidences de la campagne ou de l’Atlantique, il y aura des semaines au grand air et des revenus peut-être aussi en hausse, puisqu’il est aussi question pour eux de primes. Pour les fantassins du virus, ce sera la mine quotidienne, avec des affluences multipliées peut-être par dix, des livraisons plus fréquentes et donc une manutention plus intense, avec à l’arrivée peut-être, les urgences de l’hôpital et qui sait, une condamnation à mort.

S’il met ainsi brutalement en pleine lumière le fossé entre les classes sociales, le virus nous met aussi sous le nez l’imbécillité crasse de la société de consommation d’avant, dans laquelle nous nous vautrions sans vraiment réagir. Ce n’est pas qu’on n’en s’était déjà pas aperçus, notamment à la faveur d’une enquête sur la malbouffe réalisée pour les dossiers du Canard enchaîné et dont la relecture est aujourd’hui (le terme est certes impropre) savoureuse. Maintenant qu’on est enfermés, il est désormais encore plus clair qu’à côté de ce qui est nécessaire à l’existence, la grande majorité des produits vendus par le Franprix ne sert non seulement à rien mais risque de nous faire mourir davantage d’hypertension que du Covid, si le confinement se prolonge. Prenons trois exemples au fil de ma sortie quotidienne dans le magasin.

Les céréales de petit déjeuner.

Il existe environ 450 références de cet archétype de la « Frankenfood », agglomérat à 85% de sucre, de gras et d’additifs chimiques suspectés d’être toxiques, emballé dans des boites de couleur, vendu à des prix exorbitants à grand renfort de publicité mensongère sur les bienfaits des céréales qu’il est censé contenir (mais qui sont souvent absentes ou en quantité infinitésimale). Ce produit consomme à demi-liquide, qui ne rassasie même pas les enfants et amène donc des consommations en excès, a été imposé dans le monde entier par deux multinationales de la malbouffe, Kellogs et Nestlé, à la place du banal pain-beurre, qui remplissait plus efficacement et plus sainement le ventre.

Le chocolat

Décliné aussi en des centaines de variantes, marketé aussi par des publicités mensongères ou des fake news sur d’imaginaires bienfaits sexuels ou psychologiques, c’est aussi en réalité un autre agglomérat de gras et de sucres, avec souvent du nickel, cancérogène. Exemple : Lindor de Lindt contient 47% de graisses (dont 36% d’acides gras saturés, les pires) et 43% de sucres. Une tablette de ce genre apporte à elle seule la dose de calories quotidienne nécessaire à toute l’alimentation d’un enfant. Le chocolat en lui-même, pâte obtenue à partir de la fève de cacao, et qui donne son « alibi » à la tablette malgré une présence en proportion infime, résulte d’une agriculture de production esclavagiste dans des pays pauvres, notamment africains, où les enfants travaillent sans être payés, comme on le lira ici.

Le jus d’orange industriel

Censé dans l’inconscient collectif apporter des vitamines, c’est en réalité une entourloupe assimilable à un vulgaire soda sucré, surtout dans les catégories « boisson à l’orange » ou « concentré », où la proportion de jus d’orange est infime, mais où celle de sucre peut dépasser les 20%. Le « concentré d’oranges », à partir duquel tous ces breuvages industriels sont fabriqués, est une matière première cotée en bourse et qui fait l’objet des habituelles spéculations boursières absurdes qui menacent encore une fois actuellement d’envoyer toute l’économie dans l’abîme. John Landis en avait fait une comédie burlesque en 1983, « un fauteuil pour deux ».

C’est donc là, au milieu de cet absurde et de cet inutile, que nous déambulerons. Est-ce une pénitence ? Il faudrait être religieux pour le penser. On préférera penser à l’après, à ces jours où le jus d’orange, le chocolat et les jours qui passent n’auront plus jamais le même goût.

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