
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui la visio-conférence et le « bon » confiné.
J’ai de la chance, je suis un peu du côté des bons confinés, grâce à mes enfants. En effet, dans le cadre de la vaillante « continuité pédagogique » assurée par nombre d’enseignants, ils font des visio-conférences depuis désormais 38 jours. Il y a donc, oui, des visio-conférences chez moi. Ma fille s’assoie à la table du salon coiffée à la hâte (elle se lève tard), avec juste un pull mais le bas de son pyjama licorne, et les écouteurs sur la tête, pendant que son frère fait des grimaces en face d’elle. Ce n’est pas très sympathique de sa part, parce que quand c’est lui qui est en visio-conférence, il exige qu’il n’y ait pas le moindre bruit, même pas celui de la petite cuiller qu’on tourne dans la tasse de café, par exemple. Il paraît que ce serait perturbant quant à la « distance de transaction ».
Bon, il ne ne le dit pas comme ça, bien sûr, cette expression vient d’études très sérieuses, dont tout le monde se fout (voir ici et aussi ici), mais pourtant fondamentales, qui ont travaillé sur cette notion. La « distance de transaction » exprime par divers paramètres la distance entre l’enseignant et l’élève, et partant, la performance de l’enseignement.
Pour les résumer, rien n’est encore sûr, mais en général, les scientifiques pensent que l’enseignement à distance peut être meilleur à cet égard que l’enseignement « présentiel », avec le tableau noir, la craie, tais-toi Flora, tenez-vous bien, silence ou je mets une heure de colle à tout le monde, etc, toutes choses dont les enseignants français sont tellement fans… (et bientôt les boxes en plastique pour les enfants, que certains maires rêvent d’installer par sécurité dans les salles à la rentrée de mai). En visio-conférence, l’autonomie de « l’apprenant » augmenterait. Il serait plus à même de se débrouiller tout seul et donc d’apprendre.
De ce point de vue, la visio-conférence serait supérieure, dans l’enseignement à distance, au cours enregistré. « Plus la structure du cours est souple et plus il y a de dialogue entre enseignants et apprenants, moindre est la distance de transaction. Par exemple, des cours par visioconférence où enseignants et apprenants dialoguent fréquemment et les thèmes sont définis de façon plus ou moins négociée impliqueraient une faible distance de transaction. À l’opposé, des cours enregistrés et transmis à la télévision, où pratiquement chaque mot de l’enseignant est prédéfini et il a très peu (ou pas) de dialogue, auraient une grande distance de transaction », lit-on dans une des études précitées. Si on suit ce raisonnement, des cours « présentiels » débités mécaniquement offriraient donc aussi une distance de transaction très faiblarde par rapport à un cours à distance où on papote avec le prof dans les écouteurs.
C’est ce qu’on pourrait appeler le « syndrome du pyjama licorne » : quand on gère soi-même son apprentissage, et ce qui va avec, mais qu’on est toujours dans le dialogue direct même via une machine, on conserve une certaine liberté (la possibilité de conserver son bas de pyjama) mais on peut pourtant demeurer concentré sur l’essentiel, le cours, sans les éléments périphériques perturbants qui peuvent exister en salle de classe (le brouhaha, les singeries de tel ou tel voisin). Si on enlève donc chez moi les grimaces de son frère, la situation de ma fille est optimale. Elle a d’ailleurs plutôt de bonnes notes dans cette période Covid. Il est dommage par conséquent que la formule des visio-conférences soit essentiellement utilisée actuellement par les enseignants en langue.
Tous les enseignants n’ayant pas encore réalisé que la vieille école de l’avant-numérique était condamnée (c’était l’objet d’un précédent post), ils s’obstinent en effet à procéder de manière traditionnelle. C’est ainsi qu’ils élargissent la « distance de transaction » quelquefois de manière excessivement favorable aux élèves, comme lors de ce cours d’arts plastiques, où il a été demandé à ma fille par mail de « rejouer un des chefs d’oeuvres de l’histoire des arts avec ce que vous avez sous la main ! (objets, personnes, pâte à modeler,… ») et qu’elle a répondu ça :

Il n’en demeure pas moins que l’usage de la visio-conférence s’est développée dans l’enseignement, avec les outils librement disponibles sur internet, comme l’application Zoom, gratuite. La Cnil (le « gendarme » administratif des nouvelles technologies) a cependant lancé une alerte sur cette gratuité, puisque lorsque c’est gratuit, l’axiome est connu dans le numérique, « c’est que le produit, c’est vous ». Pour qu’on ne vous pique donc pas les données personnelles pour divers usages commerciaux voire politiques, la Cnil donne sous le lien ci-dessus quelques conseils informatiques précieux.
C’est essentiellement l’application Zoom qui a bénéficié du boom « Covid » de la visio-conférence. La plateforme, voir ici, permet d’appeler jusqu’à 100 personnes en simultané, pendant 40 minutes, gratuitement. Un abonnement payant donne accès à plus de fonctionnalités. Elle a été créée depuis moins d’un an et c’est un phénomène. Aujourd’hui Zoom sert de salle de classe, de studio de yoga, de table de poker et même d’église. Des couples s’y marient, des familles y assistent aux funérailles d’un proche. C’est bien sûr une société américaine, et bien sûr elle présente de lourdes failles de sécurité. Des petits malins ont piqué les codes et les données de participants et inséré dans des conférences des images pornographiques ou des messages haineux. C’est malin. Bonjour la distance de transaction.
Néanmoins, je dois avouer ici ma déception. Je ne suis pas sur Zoom et je ne fais pas de vidéo-conférences, car depuis 38 jours, je suis donc indéniablement, malgré mes enfants, plutôt du mauvais côté de la crise du Covid-19. Je suis en passe de rater mon confinement. En effet, journaliste indépendant laissé de côté par des médias en perdition et qui risquent déjà de larguer après cette période une bonne partie de leur staff permanent, je ne suis invité à aucune conférence Zoom. Je ne suis donc pas du côté des « bons » confinés, pour l’instant.
Le « bon » confiné, confortablement installé sur la table de sa résidence secondaire à Arcachon ou Saint-Malo, commence et termine sa journée par des conférences Zoom avec ses collègues. Intercalées entre de dynamiques séances de sport et de e-learning, elles servent à assurer la continuité de son salaire et la pérennité d’après-crise de son « bullshit job », inutile à la société mais rémunérateur.
Elles servent aussi à préparer le « retour des bronzés » le 11 mai, quand les bons confinés feront défiler sur leur portable dernier cri les photos ensoleillées de leur confinement. Désormais, même la presse féminine haut-de-gamme a identifié les pratiques du bon confiné et donne des conseils d’utilisation de Zoom, pour y être « au top », comme ici sur le site de Elle.
S’il est en chômage partiel, par « malheur », le bon confiné fait des conférences Zoom avec ses compagnons d’infortune pour « changer de vie ». « Changer de vie » est aussi une obsession des bons confinés, qui ont réalisé l’inutilité de leur métier et de leur existence et aspirent à leur « redonner du sens ».
Selon une enquête de 2014, les trois quarts des actifs français voulaient changer de vie et de métier, tellement la société d’avant leur apparaissait absurde. Le Monde avait documenté dans un sujet récent cette aspiration contemporaine. Ils ambitionnaient avant de quitter les bureaux parisiens pour faire de la permaculture ou du yoga. Le Covid a-t-il précisé ces intentions ? C’est une « occasion historique de se repenser », a ainsi pontifié France Inter, radio du « bon confiné » par excellence, qui « positive » son expérience.
Je ne suis pas bon confiné. Je ne positive rien du tout, claquemuré dans ma taule. Flottant au-dessous de Zoom et au-dessus de l’aide alimentaire, dans cet éther du Covid où se débat le tout-venant du confinement, j’attends tout simplement de retrouver le gâteau au canal, le couscous à 11 euros d’en dans de chez moi, le Turc d’à côté qui reprise les pantalons, le goût de la vague salée.
J’attends qu’on me rende Paris et que les enfants retournent à l’école administrer une leçon de distance de transaction à leurs enseignants. J’ai envie que rien ne soit jamais pareil, mais je veux aussi que tout redevienne comme avant. C’est ma « summertime sadness » du Covid, c’est comme ça. Fuck Zoom.