Déconfits – Semaine 6, Le rideau tombe

Journal du déconfinement à Paris 19. Aujourd’hui, le rideau qui tombe sur un café fétiche, comme sur des pans entiers de l’économie, sur l’école défaillante du Covid, sur le tout-voiture à Paris.

Le virus est en chômage partiel mais au bord du bassin de la Villette, le rideau de fer du café Biiim demeure pourtant obstinément baissé, depuis l’autorisation d’ouvrir les terrasses le 2 juin, et même les salles le 15. Aurait-il fait faillite ? Le rideau va-t-il tomber définitivement ? Probable. C’est ce que rapportent en tous cas ses voisins. Au Biiim, on l’avait raconté ici, on allait avec les enfants le dimanche s’asseoir sur la terrasse qui donne sur le bassin. On pouvait regarder d’un oeil sur l’écran géant les pauvres matches très disputés de Ligue 1 de l’après-midi, boire un café, manger des gâteaux trop caloriques, reluquer les passantes, musarder. Un petit morceau de vie ordinaire s’envole.

On a assez dit ici quelle catastrophe économique représenterait une défaillance même partielle de ce secteur des cafés, hôtels et restaurants qui emploie près d’un million de personnes dans le pays, avec 200.000 entreprises pour 70 milliards de chiffre d’affaires global en temps normal. Dans le XIXe, on voit beaucoup de rideaux encore baissés et même les restaurateurs qui ont rouvert font grise mine, car si les clients se massent peut-être aux terrasses les jours ensoleillés, ils ne laissent pas les mêmes additions qu’avant. « On peut rien prévoir, va falloir charbonner », balance l’un d’entre eux, maussade derrière le zinc.

L’ambiance est donc aux caisses qui sonnent le creux, aux portes qui claquent. C’est l’heure des révisions déchirantes, des coups de hache. S’annonce peut-être le temps de la vraie débâcle, la récession abyssale à -11% qu’annoncent les économistes pour toute l’année 2020 en France. Comme l’écho d’un film fameux. « Moi quand on m’en fait trop, je correctionne plus, je dynamite, je disperse, je ventile ».

Dispersée, ventilée, la presse, dont les employés peuplent largement le très « bobo » XIXe arrondissement. La publicité est à marée basse, l’événementiel à zéro, les kiosques des régions ne sont même plus approvisionnés par le distributeur Presstallis, en faillite depuis mi-mai, qui ne paiera pas les ardoises géantes qu’il détient vis-à-vis de nombreux titres. Les lecteurs, qui s’en allaient déjà par paquets de douze avant le virus, accélèrent le mouvement, et s’ils reviennent sur le numérique, ils ne lâchent plus les mêmes sommes.

L’Equipe va proposer à ses salariés un sanglant « accord de performance » (la novlangue sociale est toujours magnifique) , 10% de baisse de salaire pour tout le monde et suppression de 16 jours de RTT contre l’abandon (temporaire) des suppressions de postes, le Parisien supprime neuf éditions locales et des dizaines de postes, le groupe Altice (BFM, RMC….) supprime près de 400 emplois….

C’est en plein sur la tête du sous-Parigot typique du XIXe, émargeant dans ce jadis prestigieux milieu, que ce rideau-là tombe abruptement. Concassé comme un ouvrier de la sidérurgie ou comme une employée du textile dans les années 1980. Malmené comme un mineur de charbon. Il y a la porte claquée au nez des vieux, et pour beaucoup de jeunes, le sort de Charlie Chaplin, à la chaîne, à produire du clic et du papier torché au kilomètre, maltraité par les petits chefs, chevaliers noirs du « cost-cutting ». Cette affaire-là des nouveaux « Temps modernes »qu’il a regardée de haut jusqu’ici, c’est la sienne désormais, au sous-Parigot du XIXe. Le déclassement qu’il a jadis chroniqué pour les autres, c’est pour lui.

Partout dans le quartier, infuse l’ambiance du baisser de rideau. Un ami a été éjecté de l’atelier d’imprimerie où il était depuis quelques années. Dernier arrivé, premier parti, c’est moins cher pour le patron. Les petites mains de l’industrie culturelle, en nombre dans l’est de Paris, tirent la langue avec le baisser de rideau complet et d’une durée indéterminée de l’industrie du spectacle. L’Ile-de-France concentre près de la moitié des salariés des entreprises culturelles de France, et jusqu’aux trois quarts de ces entreprises, selon des chiffres officiels de 2005. Amuser ou distraire les autres, c’est un métier très sérieux et très répandu chez les sous-Parigots et aujourd’hui ils rient donc jaune. Certes ils ont le statut de l’intermittence et son régime d’indemnisation étendus par l’Elysée jusqu’en août 2021, mais ça fera tout de même des trous dans les portefeuilles.

Dans les écoles, les collèges ou les lycées, c’est aussi l’ambiance du baisser de rideau qui persiste, même si on a instamment prié les enseignants de revenir au travail pour les deux dernières semaines de l’année. Ils semblent rechigner, et leur syndicats continuent de présenter comme logique le fait que selon le ministère, au plan national, 5% d’entre eux (40.0000) aient complètement disparu depuis le 17 mars (aucun travail même à distance) et que 35% ne soient pas revenus physiquement dans les établissements, même s’ils travaillent plus ou moins à distance.

Dévoués et imaginatifs malgré des salaires d’infirmières, les deux tiers restants, comme d’habitude, tiennent la boutique pour leur compte. C’est ainsi que ma fille a pu aller deux heures par jour en classe au collège Pailleron (mais pas le mercredi). Le ridicule protocole sanitaire de 53 pages a été allégé puisque l’absence quasi-totale de risque de contamination en milieu scolaire est enfin prise en compte, mais pourtant les établissements sont loin de se transformer en fourmilières.

Le lycée Charlemagne de mon fils, comme tous les autres à Paris, devrait rester totalement fermé, ou presque. On saura peut-être un jour ce qu’ont produit ces journées où des grappes de gamins désoeuvrés ont trainé tout le printemps dans les cités du XIXe. Personne n’imagine que ça soit positif. Au prochain défilé du 14 juillet, on honorera paraît-il les soignants, on aurait dû inviter les éboueurs et autres « premiers de corvée » au sens du devoir élevé malgré le risque et les salaires étiques, mais les enseignants ne seront pas conviés sous l’Arc de Triomphe, en tous cas pas tous.

Le rideau semble tomber aussi, et c’est plus réjouissant, sur la civilisation de la voiture à Paris. Les terrasses de cafés ont été autorisées à grignoter les places de stationnement, certaines rues du XIXe sont piétonnes le soir, comme la rue de Rivoli, plongée désormais dans un fascinant silence. Des nuées de cyclistes semblent sortir de nulle part. Ca sent la fin d’une époque vu que le 28 juin, la majorité communale gauche-écologiste, favorite des sondages, promet d’étendre ce système si elle est reconduite, avec peut-être même un boulevard périphérique déclassé en boulevard normal, à 50 km/h. Jadis surnommée avec mépris en privé « Conchita » par les macronistes et la droite, Anne Hidalgo s’apprête à faire un triomphe dans le XIXe , puissant bastion de la gauche, des cyclistes et des consommateurs bios penchant pour la décroissance. Elle pourrait y obtenir jusqu’à deux tiers des voix au second tour, si les scores du premier tour se confirment.

Si le virus revenait en septembre (il y a environ une chance sur deux selon l’histoire des pandémies citée par les épidémiologistes, et notamment celle de la grippe espagnole de 1918-1919), et que l’économie s’effondrait davantage encore, cette fois pour une décennie ou plus, au moins respirera-t-on plus à l’aise, en principe.

On réfléchira sereinement à cette perspective de baisser de rideau globalisé, à cet instant de silence prolongé, au temps qui va suspendre son vol avec le Canadien Patrick Watson (et dans une ambiance de style très XIXe arrondissement, ça commence à 30 »).

« When to find you in the backyard/Or hiding behind all, all busy lives/Dreaming of a lighthouse in the woods/ To help us get back into the world »

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