
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le pain au chocolat quotidien maintenu, ou l’avenir du patriotisme économique pour le déconfinement
Morfondu, empâté, en proie à l’ennui, inquiet de l’avenir, le sous-Parigot dépourvu de résidence secondaire et donc claquemuré dans sa taule du XIXe assiégée par le Covid-19, ne sait plus à quel saint se vouer, au 36eme jour. Il remplit donc frénétiquement les demandes d’aides publiques qui tombent comme dans une mairie communiste à l’époque des Francas, passe le reste de ses journées à tailler le gouvernement sur Facebook et envisage avec inquiétude le moment où, déconfiné, au chômage, il s’apercevra que son existence est toujours d’une totale vacuité économique, sociale et culturelle (et toujours sans foot, en plus).
Il devrait pourtant se rassurer en comprenant que la solution pour le pays, un chemin radieux d’avenir pour la Nation, est là, sous ses yeux, incarné dans une friandise alimentaire maintenu dans son quotidien grisâtre alors que tout s’effondre. Et cela, grâce à une horde de travailleurs vaillants, d’attaque à potron-minet et rudes à la tâche. On a nommé le pain au chocolat, et on s’explique. Tous les matins de confinement, je descends acheter deux pains au chocolat pour mon fils dans l’une des deux boulangeries situées à proximité.
Ces deux boulangeries sont maintenues en activité avec des mesures de protection rudimentaires et un solide état d’esprit « corona-sceptique » (voir post précédent pour cette catégorie socio-psychologique) d’opportunité entretenu par leurs tauliers. « Allah nous protègera », a dit le premier, le masque descendu en dessous du nez.La seconde qui n’a pas de vitre de protection devant sa caisse traite de « paranoïaques » les « corona-psychotiques » (une autre catégorie, en fort développement) qui entrent chez elle furtivement, l’air blafard du confiné strict et habillés en mode burqa.
Mon fils, qui se lève tard, continue néanmoins de devoir assurer, à coups de vidéo-conférences et de devoirs écrits, le travail scolaire plus ou moins correspondant à 28 heures de cours hebdomadaires (il faudra que ça change mais c’est un autre sujet déjà traité et dont on reparlera). En tous cas, il n’a pas de trop de ses deux pains au chocolat matinaux (soit 72 depuis le début du confinement). C’est là que le pain au chocolat prend tout son sens économico-politique.
L’origine de cette viennoiserie bien française est mal connue, mais il s’agit très probablement d’une simple déclinaison du croissant, lui-même importé au XIXe siècle d’Autriche comme on le sait. C’est une véritable passion française et les deux noms utilisés pour cette viennoiserie, « pain au chocolat » donc dans le nord et « chocolatine » dans le sud-ouest, ont fait l’objet d’une bataille qui s’est même invitée à l’Assemblée nationale en 2018. Un amendement proposé par LR et visant à généraliser le nom « chocolatine » a alors été rejeté. Même s’il existe à l’étranger sous de fades formes industrielles, le « vrai » pain au chocolat frais est bien français, et c’est là qu’on progresse encore dans mon histoire de chemin d’après-Covid.

Sa recette, qu’on lira ici sur Marmiton, inclue en effet de la farine de blé, de la farine de gruau, du beurre, du sucre, du sel, du chocolat, des oeufs et ce savoir-faire boulanger français sans équivalent dans le monde. Il assure ce mariage sans pareil du croustillant et du moelleux. C’est très calorique et ça tient au corps, ce que recommandent tous les nutritionnistes sérieux pour le petit déjeuner, rejetant les immondes bouillies industrielles à l’américaine que sont les « céréales » à consommer dans du lait, en réalité des agglomérats très aérés de mauvais gras et de sucre, produits par deux multinationales de la malbouffe, Nestlé et Kellogs.
Que reste-t-il de l’industrie et de l’économie française pendant le confinement, après un effondrement sans précédent depuis 1945, de l’ordre d’un tiers du PIB ? L’agro-alimentaire. Prenons la filière laitière, qui compte dans le pain au chocolat : elle représente à elle seule, selon ses chiffres, près de 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et 300.000 emplois. Pour que le beurre français arrive jusqu’au pain au chocolat (s’il est étranger, il est souvent moins bon), de la vache à l’estomac de mon fils donc, il y a une série de travailleurs toujours en postes, dans ces fameux métiers jadis déconsidérés et dont on réalise le caractère vital pour la Nation : agriculteurs, transporteurs, ouvriers du secteur de la transformation, livreurs….
Ils continuent à travailler sans poser de question et contrairement à certaines autres professions tremblotantes, ils ne demandent pas cinq masques FFP2 par jour, un hectolitre de gel hydro-alcoolique à discrétion et des visières « parlez dans l’hygiaphone » pour tout le monde. La filière lait s’inquiète cependant de son avenir du fait de l’arrêt des exportations, notamment vers la Chine. La possible restauration d’un marché national et l’expulsion des tables de petit déjeuner des cochonneries industrielles, pour y faire place nette au profit de nos pains au chocolat tricolores, ne seraient-elles pas une alternative ?
Il en est de même avec la filière « oeufs » nationale, qui parvient depuis peu à s’imposer en défendant des élevages de plein air, et en fustigeant les oeufs importés et pondus souvent dans des usines où des poules aux yeux crevés et aux pattes atrophiées sont poussées par diverses techniques à des rendements indignes.
On verra ci-dessous une illustration par la profession de lent grignotage du « circuit court » sur la mondialisation des oeufs. Ne serait-ce pas là aussi un chemin pour les lendemains ? Pourquoi utiliser dans nos pains au chocolat des oeufs pondus aux Pays-Bas ? Ces derniers étaient d’ailleurs à l’origine d’un scandale sanitaire en 2017.

Quant à la filière du blé (céréales), c’est aussi un point fort national, avec une valeur ajoutée annuelle évaluée à 17 milliards d’euros par la profession. La France est le premier producteur et premier exportateur européen de blé tendre, destiné aux farines. Les spécialistes savent que les farines d’autres pays, de moindre qualité, ne conviennent pas à la boulangerie « à la française » et au croustillant et au moelleux de ses pains au chocolat. Pourtant, il lui est arrivé d’en importer pour de sombres histoires de libre-échange ou de pénurie, comme en 2014 de Lituanie et du Royaume-Uni.
L’idée du « patriotisme économique », privilégier donc les filières nationales et l’emploi et la production locale, peut rejoindre le principe écologique de « circuit court ». Le débat sur ces deux idées économiques revient à la mode au moment de la fermeture des frontières, qui risque de durer après l’épidémie, elle-même d’une durée incertaine mais probablement amenée à se prolonger. Il ne s’agit pas d’une fermeture aux échanges, comme voudraient le dire de manière caricaturale les libéraux, mais d’un simple bon sens économique.
Pourquoi importer de l’autre bout du monde, à un coût CO2 exorbitant dans des navires ultra-polluants, des marchandises que les pays produisent eux-mêmes en suffisance ? Pourquoi remplacer des produits qui ont fait leurs preuves (le pain au chocolat) par des cochonneries industrielles imposées par la publicité et produites à l’étranger ? (les « céréales ») De manière symétrique, pourquoi avoir abandonné les productions nationales stratégiques, textile, pharmacie, acier, pour se retrouver aujourd’hui cruellement dépendants d’arrivées d’avions-cargos chinois ?
En période de Covid, tout cela apparait de nouveau comme des évidences et Emmanuel Macron a esquissé un retournement idéologique dans ses interventions, ce qui reste à confirmer. Signe des temps, il a consulté, selon la presse, une sorte de « vieux sage » du patriotisme économique, Jean-Pierre Chevènement, ancien maire de Belfort, ex-dirigeant-clef du PS et homme d’Etat expérimenté qui a occupé les portefeuilles de l’Industrie, de l’Education, de la Défense et de l’Intérieur.
« La crise du coronavirus éclaire d’un jour brutal les dépendances que nous avons laissé se créer depuis quatre décennies de ce qu’on appelle la mondialisation. Voyez-vous, on ne délocalise pas la moitié de son industrie à l’autre bout du monde sans que ne se créent des fragilités auxquelles l’Etat se doit maintenant de remédier », a dit Jean-Pierre Chevènement dans un entretien récent. La possible recomposition du gouvernement, annoncé à l’été ou a l’automne après la crise pour redessiner la politique économique, pourrait faire appel à cette logique ressuscitée, face au libéralisme et au libre-échange dogmatique, brutalement « flingués » par le Covid.
Les deux pains au chocolat matinaux que mon fils a toujours préférés aux céréales américaines ont donc bien un sens économique, culturel et le goût de l’avenir pour le pays à l’arrêt. Si le confinement dure jusqu’au 11 mai, ou après pour lui, il aura contribué au redressement national en frôlant les 200 pains au chocolat. Mais si on doute du patriotisme du pain au chocolat, on pourra toujours y réfléchir avec Joe Dassin, un chanteur de l’âge d’or de Jean-Pierre Chevènement.
« Tous les matins, il achetait ses petits pains au chocolat/ La boulangère lui souriait, il ne la regardait pas/ Et pourtant ! Elle était belle !…. Il ne voyait pas qu’elle était belle, ne savait pas qu’elle était celle/ Que le destin lui envoyait à l’aveuglette pour faire son bonheur »