
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, deux leçons de l’expérience de l’interruption scolaire sur la rentrée programmée le 11 mai.
Le président a sifflé la fin de la récréation, et ordonné une rentrée progressive des écoliers, collégiens et lycéens à partir du 11 mai, et donc de mes deux enfants, l’un au collège Pailleron du XIXe arrondissement en face de chez moi, l’autre au lycée Charlemagne à 40 minutes de métro. Tout cela n’est encore pas très sûr, et doit être organisé dans ses modalités avec les syndicats d’enseignants, qui sont évidemment opposés à la décision.
Ce n’est pas forcément une surprise en soi, et on peut se livrer, si on est taquin, à un test « Google » amusant. Si on tape « les syndicats enseignants approuvent », on ne retrouve qu’une seule occurrence, « les syndicats enseignants approuvent la réforme du collège » (c’était en 2015, et ils l’ont ensuite condamnée). Si on tape en revanche « les syndicats enseignants s’opposent », on en obtient des centaines, avec des variantes (« s’inquiètent », « s’insurgent », « appellent à la grève », etc). C’est, chacun le sait, une profession culturellement rétive à la décision politique, quelle qu’elle soit, de gauche, de droite, indépendante, etc. Certes mal payé dans le contexte européen (voir ici une carte très révélatrice), l’enseignant français semble y trouver un certain argument pour résister systématiquement quand on lui demande quelque chose, que ça paraisse de prime abord stupide, bien-fondé, discutable, hypothétique, etc…
En l’espèce, les enseignants sont inquiets et ça peut certes se comprendre, mais remarquons d’abord qu’il n’y a pas qu’en France où on doit bien se résoudre à sortir un jour des taules, où tout le monde, en particulier les enfants pauvres et mal logés, risque à la longue d’importantes séquelles psychologiques voire psychiatriques. Le Danemark commence aujourd’hui, et ça ne semble choquer fondamentalement personne, l’Allemagne a programmé le retour à l’école pour le 4 mai, et d’autres comme l’Autriche sont sur la même voie.
Il faudra vivre avec le virus : l’épidémie ne peut être maitrisée totalement pour l’instant, la mise au point d’un vaccin est un horizon hypothétique et très lointain, et un traitement efficace, s’il apparaît (ce qui n’est pas fait) ne semble même pas pouvoir protéger à coup sûr, en l’état des connaissances, d’une deuxième attaque de la maladie. Pourquoi les enseignants français devraient-ils donc refuser de faire leur devoir, quand les caissiers de supermarchés, les postiers, les livreurs, les infirmières, les buralistes, les femmes de ménage ne se sont même pas posés la question ? Mais ce n’est là qu’une question qui surplombe les observations plus concrètes des effets de l’interruption des cours sur les enfants, les miens et quelques autres.
On l’écrivait ici dans un précédent post, le virus pourrait bien avoir mis fin à l’école de papa et de grand-papa. Largement déconnectée du numérique qui est pourtant l’univers natif des enfants et le prolongement naturel de leur existence, excluant de fait l’enseignement à distance et le véritable auto-apprentissage, autoritaire et adepte d’un modèle « descendant » de la pédagogie (l’enseignant, censé être détenteur du savoir, le dispense à des enfants censés être principalement et fondamentalement passifs), dévoreuse de temps et d’énergie, fondée sur la notation individuelle : cette école de papa a pris une belle gifle pendant le confinement, comme tant de repères et de certitudes du monde d’avant. Le classement international « Pisa » sur la performance des systèmes éducatifs, où la France régresse assez régulièrement et apparaît comme une championne des inégalités, peut bien être discuté, il ne doit pas être complètement un hasard.

Prenons deux exemples très concrets des bambins hébergés dans ma taule et qui soulignent, s’ils n’ont pas valeur d’expérience scientifique, les incohérences et les aberrations de l’école de papa.
D’abord, mes deux enfants ont montré une capacité étonnante à accumuler d’importantes nuits de sommeil, et ce ne semble pas lié uniquement à la propension légendaire des adolescents à rester au lit. Une observation de ma progéniture me permet de le dire poliment ici à leurs enseignants : ils étaient fatigués, car la barque est trop chargée. L’école, disons-le très simplement et trivialement, emmerde nos enfants et les épuise. Cet axiome a été vérifié auprès d’autres parents confrontés dans leurs taules à leurs propres enfants.
Il y avait dans le monde d’avant 28 heures de cours par semaine du lundi au samedi pour mon fils, en classe de seconde à Charlemagne, 30 heures pour ma fille au collège du lundi au vendredi, charges auxquelles il faut bien sûr ajouter le travail à la maison (par nature variable dans la durée, mais très abondant chaque jour dans la culture française : un enseignant vit cette assignation quotidienne comme un critère de son ardeur). Ce sujet des rythmes, jamais résolu en France, est depuis toujours absurde, avec des charges insupportables pour des enfants, censés être compensées par des vacances interminables et pléthoriques, destinées en réalité à entretenir indirectement l’industrie du tourisme, davantage qu’à soulager les organismes enfantins.
Le fameux « modèle allemand », prisé parfois à tort des Français complexés, joue ici à plein en comparaison. On sait que les écoliers allemands (c’est un modèle en vogue ailleurs) ne sont en cours que le matin. Dans bien des pays (Scandinavie), ils ne sont en cours que le matin et de surcroit – comme en Finlande, réputé meilleur système au monde, voir ici – n’ont jamais de travail à la maison, car on considère que le temps scolaire est largement suffisant sur des esprits et des cerveaux d’enfants, qui n’ont pas à tenir un rythme industriel et en sont incapables. On n’a pas l’impression, donc, que ces pays produisent des cancres et ils sont d’ailleurs mieux classés que nous au classement Pisa.
Deuxième observation de micro-ethnologue du confinement : les enfants ne sont pas (loin de là) mentalement incapables d’aller voir par eux-mêmes un élément de connaissance, d’en tirer une réflexion, puis d’élaborer à partir de ce processus et sans intervention décisive de l’enseignant, un jugement. En réalité, ils sont à même de franchir seuls ou presque seuls une étape de la construction de leur culture et de leur personnalité. C’est la vocation de l’enfance et de l’adolescence par exemple au plan amoureux (quel parent peut prétendre avoir appris à ses enfants à engager une relation sentimentale ?). Pour la connaissance, ça fonctionne aussi et c’est naturel à l’ère du numérique, où les enfants consultent incessamment l’internet à tout propos.
Exemple in vivo : mon fils est allé voir pendant le confinement, à la demande d’un enseignant, le film du français Vincent Paronnaud et de la Française d’origine iranienne Marjane Satrapi, « Persépolis » (2007) (trois euros le téléchargement sur Youtube). Il a très naturellement mené (sans se montrer particulièrement éveillé) à partir de ce visionnage un auto-apprentissage, couché par écrit, sur l’histoire récente de l’Iran et une réflexion sur les thèmes du film, la condition de la femme dans différentes cultures et le choc qui survient à la confrontation de ces cultures.
Ce mécanisme mental très instinctif, vivement stimulé par le fait que toute la connaissance et la création humaine sont désormais disponibles librement ou à moindre coût en ligne, est fondamental par rapport à l’école de papa.
De nombreux scientifiques ont déjà démontré que l’auto-éducation était désormais possible sans la médiation directe et physique d’un enseignant, comme avec les Mooc (« massive open online courses »). Ces cours gratuits sur internet, dispensés dans le monde entier, dans toutes les langues, à tous les niveaux et dans tous les domaines assurent désormais la diffusion de la connaissance et (donc son développement dynamique) à des millions de personnes.
Cette méthode apparaît beaucoup plus adaptée à l’évolution contemporaine très rapide des connaissances. Chacun a en effet conscience que dans son propre domaine, ce qui était un dogme aujourd’hui peut passer désormais aux oubliettes en une année. Dès lors, l’auto-apprentissage est plus adapté à l’état des connaissances à un moment « X », le web s’auto- actualisant en permanence.
Dans le livre déjà ancien (2014) et très éclairant, « L’ère numérique, un nouvel âge de l’humanité », le spécialiste Gilles Babinet relatait une expérience fascinante menée dès 1999 dans la banlieue sud de Delhi, en Inde : des enfants pauvres et déscolarisés dotés d’ordinateurs ont appris plus rapidement des notions d’anglais seuls qu’un groupe-témoin auquel cette langue était enseignée de manière traditionnelle en classe. Renouvelée, l’expérience fonctionnait aussi avec une autre matière plus complexe telle que… les fondamentaux de la génétique.
L’auteur de l’expérience en avait tiré deux enseignements : premièrement, « l’émulation entre enfants est une force bien supérieure au fait même de mettre en place un système de notation ou d’avoir un bon professeur », deuxièmement « le fait d’être encouragé est déterminant dans le passage des étapes difficiles et à cet égard, une grand mère peut avoir un rôle décisif ». Conclusion : « l’apprentissage de la curiosité est plus important que la connaissance elle-même ».
Confrontés au virus, les profs des enfants de ma taule vont avoir l’occasion de mettre en application directement ces deux données incontournables de l’école de demain : alléger l’emploi du temps et le temps de présence dans les murs de l’école paraît un impératif de sécurité et il rejoint donc le bon sens des observations informelles sur la barque trop chargée et le classement Pisa. L’organisation de l’éducation en auto-apprentissage, en petits groupes dans les murs, suivis d’efforts individuels à la maison, semble aussi une solution naturelle au péril du virus.
Les enseignants pourraient peut-être limiter le temps de présence à l’école à un ou deux jours, pour « cadrer » ensuite l’auto-apprentissage. Se positionner en médiateur de la connaissance disponible sur internet et non plus en « professeur », en « sachant », doit permettre à l’enseignant d’orienter les enfants vers l’autonomie, dans un modèle moins autoritaire et plus « amusant ». Il lui faut bien sûr au passage renoncer à sa place sociale symbolique, « hussard noir », en « mission » pour la République. Un peu de modestie n’a jamais fait de mal à personne et si c’est plus efficace, ce rôle ne sera en réalité que réinventé. Oui, l’école, pour réussir doit être amusante, et non disciplinaire, un modèle « IIIe République » et moralisateur encore très prégnant dans la culture nationale.
On réfléchira à tout ça d’autant mieux que tous ces constats ne sont guère nouveaux et datent d’avant le numérique. Pink Floyd l’avait chanté, certes un peu sévèrement, dans la musique du film « The Wall » (1982). Les profs d’aujourd’hui en ont pour certains, sûrement été fans. (ça commence vers 2mn20 mais les séquences d’avant sont amusantes).
« We don’t need no education/We don’t need no thought control/No dark sarcasm in the classroom/Teachers ! leave them kids alone/Hey, teachers ! leave them kids alone/ All in all it’s just another brick in the wall »