Aux confins – Jour 24, Expérience domestique de la décroissance

Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, premier bilan domestique de notre expérience forcée de la décroissance.

Nous y voici donc, depuis qu’on en parlait en ricanant vaguement : ne plus acheter rien d’inutile, gadget électronique débile qui va espionner notre salon, nouveau smartphone pour remplacer celui qui marche très bien, nouvelle bagnole avec normes anti-pollution bidon, tee-shirt turc en papier mâché, chemise chinoise imprimée qui va foutre le camp au premier lavage, chaussures aux semelles en plastique mou, ou alors fringues ou godasses tapageuses ou de luxe qui coûtent un Smic pour épater les filles ou les mecs, montre connectée à tout ce qui ne sert à rien ….

Nous y sommes. Réduits (si on ne commande rien sur internet) à ne pouvoir acheter que l’indispensable, dans diverses gammes : des produits d’entretien, et de la bouffe, encore de la bouffe, tous les deux ou trois jours de la bouffe. Fini les restaurants. Plus rien que le frigo, notre estomac plus notre cerveau. Imaginer ce qu’on va faire à manger, faire à manger, manger. Et réfléchir. Le Covid-19, ce tueur perfide, nous a mis dans la décroissance d’office. Le chiffre de la récession du PIB est de -6% pour le premier trimestre en France, un abysse. Voilà donc qu’on peut vraiment savoir si une autre vie est possible, si on en a vraiment envie, si on est capables.

La « décroissance », ce n’est pas nouveau. L’un des pionniers de ce courant de pensée politique, économique et social est Dennis Meadows, un scientifique américain (photo en entête de ce post) qui a publié dès le début des années 1970 un livre intitulé « Limits of growth » (Les limites de la croissance). Le postulat de base est simple : il ne peut pas y avoir de croissance sans fin dans un monde fini. L’idéologie de la croissance capitaliste, avance ce courant depuis un demi-siècle, est forcément dévastatrice pour la planète du fait des dommages à l’environnement et des limites des ressources naturelles. Elle épuise mentalement l’Humanité, dans une recherche éternelle de l’expansion économique et dans des vies dédiées au travail, érigé en valeur morale, et à l’argent. Elle détruit les milieux naturels et les espèces animales. L’histoire de ce courant de pensée a été bien résumé dans la fiche Wiki ici.

Dans le monde d’avant le Covid, la « décroissance », soutenue surtout par des écologistes radicaux, faisait ricaner mais gagnait paradoxalement les esprits. Ainsi, les gens, conscients qu’il était absurde d’entasser 200 poulets les yeux crevés dans une cage toutes leurs vies en les gavant de farine animale, ou de faire venir par bateau ultra-polluant du boeuf bourré d’hormones de l’Argentine ou du Canada (alors qu’on a tout ça chez nous), mangeaient de moins en moins de viande. (la consommation en France a ainsi baissé de 12% sur les dix dernières années).

Des filières de l’occasion et du recyclage se développaient. Depuis dix ans, à titre personnel, je n’ai eu « que » trois smartphones dont deux d’occasion (c’est déjà trop pour les décroissants radicaux, je sais, mais je commence). Ils ont été achetés chez Cash Converters, rue Petit en bas de chez moi, un spécialiste de l’occasion en plein boom. Mais globalement, les gens continuaient à acheter un tas de choses inutiles, que l’industrie inventait sans relâche, et la vraie décroissance, on n’y était pas. Brune Poirson promettait la suppression des emballages en plastique stupides pour… 2040. La publicité pour les voitures (grande pourvoyeuse de « bullshit jobs ») représentait par exemple des dépenses de 3,5 milliards d’euros annuelles rien qu’en France, une somme bien au-delà de celle qu’il aurait fallu pour remettre à niveau les hôpitaux.

Aujourd’hui, chacun est forcé à la décroissance. On peut commander sur internet, mais l’envie a baissé pour tout le monde (pour moi aussi) vu les lendemains difficiles qui s’annoncent. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les Amazon et autres puissent continuer à profiter de la crise, en mettant en danger sans vergogne leurs salariés (la CGT a appelé hier à la grève chez Amazon).

Comment ça se passe, donc, concrètement, dans ma taule ? Je vous fais grâce de ma bagnole, qui date de 1995 et ne sort presque jamais du garage, c’est l’objet d’un post précédent. Il est absurde d’utiliser une voiture particulière quotidiennement dans une grande ville aux 16 lignes de métro, 5 lignes de RER, 8 lignes de train de banlieue, 4 lignes de tramway, 1.449 lignes de bus, un service de vélo en libre-service, d’autant qu’on peut télétravailler comme des millions de salariés le font désormais.

Premier élément de décroissance domestique pour le reste, la consommation des restes justement, aujourd’hui du riz, de la soupe et des plats cuisinés, tel le fameux poulet à la crème et au parmesan de ma fille. Claquemuré dans ma taule, la tête plus fréquemment dans mon frigo, je ne jette mécaniquement plus RIEN au plan alimentaire. Ca va peut-être faire sourire et avoir l’air dérisoire.

Cette attitude, dont on peut penser qu’elle peut se généraliser chez les confinés, est pourtant fondamentale. Dix millions de tonnes d’aliments consommables partent chaque année à la poubelle en France, pour 16 milliards d’euros. On estime que chaque Français jette chaque semaine en moyenne l’équivalent d’un repas complet, soit 29 kg par an. Un gaspillage équivalent se produit chez les producteurs, et une quantité encore équivalente est jetée dans le secteur de la distribution-transformation. Dans le monde, c’est 41 tonnes par seconde. (sources, FAO, Commission européenne, notamment) Pourquoi produire et acheter pour jeter ? J’applique donc avec succès dans ma taule le B-A Ba de la décroissance.

Deuxième point de ma décroissance, le recyclage des fringues et des godasses. Je voulais acheter des baskets, j’ai fait mes placards. J’y ai trouvé ça, en état moyen, mais pour aller au Franprix et jusqu’au canal, ça ira bien.

Je vous épargne aussi les fringues très potables ressorties de mon placard. Ne rigolez pas davantage que pour le frigo : la surconsommation de vêtements et de chaussures est un très important sujet du monde d’avant. En 15 ans, la consommation occidentale de vêtements a doublé, et chaque année, environ… 100 milliards d’articles seraient vendus dans le monde. Cette industrie, localisée dans des pays à bas coûts où des salariés sont employés sans protections ni droits, est ultra-polluante. Elle produirait 20% des eaux usées du monde et 10% du CO2. Le recyclage des vêtements usés est quasi-nul. Ci-dessous, l’accablant bilan écologique de vos fringues, selon l’Ademe.

Un autre élément de ma décroissance domestique, les livres. Plus que jamais, je télécharge et je délaisse le papier (personne n’a plus vraiment le choix), tournant résolument le dos aux vieilles lunes de vieux cons du monde d’avant. « oui, mais moi, j’ai besoin de la sensation de la page, etc… » C’est moins cher et on met fin à une filière de production et de gaspillage, qui comme chacun sait consomme des végétaux et coûte en CO2 par le transport, le stockage, etc. Certes, l’électronique consomme aussi de l’énergie et du CO2, mais beaucoup moins. Un petit bilan honnête dans cet article. Par ailleurs, chacun l’oublie, mais une grande partie de l’oeuvre littéraire de l’Humanité est désormais libre de droits, et donc gratuite, voir ici.

Dernier élément de ma décroissance de confinement, le plastique : j’ai décidé, sans attendre Brune Poirson, de ne plus jeter aucun emballage en plastique. C’est possible. Il suffit de prendre ceux qu’on a déjà, de les réutiliser et d’acheter tout en vrac (de nombreuses épiceries en font un business, comme « Kilogramme » près de ma taule). Ci-dessous, des boites métalliques de pâtes et un flacon de liquide-vaisselle, qui en est à son dixième réutilisation.

J’entends d’ici les sceptiques « après moi le déluge » qui considèrent que changer seul ne permet jamais de bouleverser un système. Vu qu’ils ont le temps désormais, je leur propose de télécharger une puissante oeuvre qui démontre le contraire, « Le pouvoir des sans-pouvoirs », du Tchèque Vaclav Havel. Il est expliqué sous ce lien comment ce livre a changé le monde. J’entends aussi, mes chers lecteurs, la crainte que beaucoup de « bullshit jobs » mais aussi de métiers plus nobles comme celui de libraire, puissent disparaître avec la décroissance. Ce n’est pas qu’un aménagement, c’est certain.

Produire moins, travailler moins, vivre autrement ? Je ne cherche à convertir personne, et moi-même, modeste rat de laboratoire enfermé dans un univers qui s’effondre, micro-organisme à la merci d’un virus, je ne fais que m’interroger. Faisons-le ensemble en musique, avec Jacques Dutronc. Il chanta jadis l’absurdité de la société de consommation naissante, avant de vendre des millions de disques et de CD.

« J’achète tout les yeux fermés, car j’ai l’esprit très ouvert/Et puis quand c’est périmé plus jamais je ne m’en sers/ C’est comme ça/Quand c’est usé, je le jette, je le jette et je rachète ».

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