
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, Paris sans automobile et ma voiture, reliquat du monde ancien.
En 1971, était sorti un film américain apocalyptique intitulé « The omega man », en français « Le survivant » et adapté du roman de science-fiction de Richard Matheson « Je suis une légende ». Charlton Heston, dernier humain a avoir été épargné par une pandémie qui a transformé tous les autres en ce qu’il croit être des monstres, condamnés à ne pouvoir sortir que la nuit, parcourt en voiture le jour un New York désert, un paysage de carton-pâte qui rappelle les vraies images d’aujourd’hui.
Il cherche à sauver sa peau car les « monstres » veulent l’éliminer, du fait qu’il représente à leurs yeux le monde ancien, qui a conduit à la catastrophe. A une certaine étape de sa croisade solitaire, le héros du roman de Matheson ouvre les yeux. L’anormalité, le monstre, désormais c’est lui. Bientôt le souvenir de cet ancien monde sorti des rails disparaîtra avec lui, dernier vestige. Croira-t-on même encore un jour que des êtres qui vivaient à sa manière ont pu exister ? « Je suis une légende ». La phrase résonne dans sa tête. (ce film a fait l’objet d’un remake en 2007 avec Will Smith, où cet arrière-plan philosophique s’est perdu).
Les propriétaires de voitures atmosphériques particulières et leurs fabricants sont-ils des « légendes » ? Il y avait en 2018, dernières statistiques consolidées, environ 40 millions de véhicules en circulation en France selon l’Insee. Malgré les alertes sur le réchauffement climatique, ça ne cessait d’augmenter et l’électrique, certes en développement, ne pesait que pour 1% du parc. Dans ce monde d’avant, les deux constructeurs français, Renault-Nissan et Peugeot (malgré pour le premier les déboires liées à l’arrestation de Carlos Ghosn) prospéraient plus ou moins.
En 2018 et 2019, on frôlait les 2,2 millions d’immatriculations nouvelles au total en France, un chiffre historique et un sujet de joie pour ce secteur qui emploie des centaines de milliers de personnes dans le pays. Le scandale des « logiciels truqueurs » apparu en 2015, qui avait montré que les constructeurs avaient développé au plan mondial une technique informatique pour frauder sur les limites d’émissions polluantes, n’avait pas freiné grand-chose : des amendes parfois importantes, mais pas de quoi arrêter la machine et, en France, une procédure pénale qui dormait au tribunal de Paris. (ici une chronologie de ce dossier).
Pourtant, on savait que, en plus d’attiser le réchauffement climatique, la pollution de l’air coûtait aussi des vies, au moins 48.000 par an en France selon des travaux officiels. Le Sénat, pas spécialement une institution altermondialiste, avait estimé en 2015 le coût global de ce problème pour le pays à …. 100 milliards d’euros par an. (santé, décès, rendements agricoles, bio-diversité, dommages aux biens,….)
Le virus a mis cette industrie à l’arrêt dans toute l’Europe et certains constructeurs sont menacés dans leur existence si la pause se prolonge. De leur côté, les villes, délivrées de la voiture, respirent. On regardera encore une fois, comme on l’avait fait dans l’édition du jour 8 de ce journal du Covid, les cartes pour ce 2 avril d’Airparif, l’organisme qui mesure la qualité de l’air en région parisienne.
Voici la carte pour le dioxyde d’azote, un polluant très sévère (NO2)

Et elle des particules PM10 (les plus petites et plus dangereuses ) :

Ces jolies cartes toutes de vert pourront-elles être oubliées dans le monde d’après ? Fera-t-on tourner à nouveau les chaînes de production et reprendra-t-on tous le volant ? Ou les citoyens vont-ils avoir l’illumination de Charlton Heston ? A titre personnel, « je suis une légende », comme beaucoup d’autres. Je l’ai d’autant mieux réalisé que je suis à cet égard une sorte de créature intermédiaire entre les supposés « monstres » des temps nouveaux et les véritables malfaisants du monde d’avant.
Six étages en-dessous de ma taule, dort dans un garage le dernier véhicule atmosphérique que j’aie acheté, une Golf de… 1995 (ci-dessous). Elle ne sort que très rarement, une dizaine de fois par an environ. Surtout depuis que des véhicules aussi âgés ont interdiction de rouler durant la journée dans la capitale et ne peuvent donc sortir que très tôt ou très tard, avec le système des vignettes anti-pollution dont mon os est exclu. C’est d’ailleurs un système très gentil pour les automobilistes car un contrôle total est impossible. Il est destiné manifestement à flatter la conscience écologiste grandissante des citoyens, par un semblant de régulation les jours de pic de pollution, tout en évitant l’interdiction radicale qui s’imposerait pourtant.

Dans une région et une ville comme par exemple Paris aux 16 lignes de métro, 5 lignes de RER, 8 lignes de train de banlieue, 4 lignes de tramway, 1.449 lignes de bus, la meurtrière et ruineuse frénésie automobile a-t-elle encore un sens ? Alors que quatre millions de salariés, soit un cinquième du monde du travail, sont en chômage partiel ce 2 avril, ils auront au moins le temps d’y réfléchir.
Les 5,2 millions de personnes qui pratiquaient avant le Covid le télétravail partiel (souvent une journée par semaine ou de temps en temps) et qui s’y sont mis à temps plein dans la crise (le chiffre actuel n’est pas encore connu) procéderont sûrement à une introspection encore plus forte : s’ils peuvent convaincre leur patron qu’ils peuvent mériter un salaire plein pot en faisant leur travail face à la mer à Saint-Brieuc ou à Hendaye, entre deux barbecues ou séjours dans la piscine, il risque quand même d’être ensuite plus facile de les convaincre qu’il est inutile de faire deux heures de voiture par jour aller-retour entre la résidence et le siège du centre-ville.
Sans doute se heurte-t-on là à un élément culturel et psychologique du monde d’avant, dans lequel ceux qui deviendront des légendes avaient développé un imaginaire très « XXe siècle » autour de la voiture et du bureau. Le véhicule atmosphérique rutilant et dispendieux était bien sûr un marqueur social, (comme le disait très bien un écrivain ici sur France Info), néanmoins déjà battu en brèche par le développement du co-voiturage et de l’auto-partage. Le bureau était le lieu de sociabilité et de l’ambition d’élévation sociale par excellence, avec toutes les absurdités qui font souvent des ces milieux des repaires de « bullshit jobs », ainsi qu’a pu génialement l’exposer la BD américaine « Dilbert ou les misères de la vie de bureau » de l’auteur Scott Adams.
En « télétravail » dans sa taule ou dans son jardin, au chômage technique, le cadre va-t-il réaliser que son travail n’est souvent que très peu utile à la société (c’est désormais cruellement officiel dans les textes qui lui ordonnent de ne plus venir au bureau) ? Ne peut-il se décider à le faire au moins sans assassiner ses concitoyens par l’usage d’une automobile individuelle de plus d’une tonne ou d’une motocyclette (puisqu’il sait que sortir à pied tue actuellement, il doit bien comprendre que sortir en voiture tue encore plus) ?
Ne sera-t-il pas même tenté de mettre fin purement et simplement à ce travail absurde, pour passer à quelque chose d’utile ? En tous cas, il pourra toujours, en réfléchissant, écouter le prophétique tube sur la course au désastre des bagnoles et des humains de l’ancien monde, jadis chanté en 1989 par Chris Rea, « Road to hell ».
Chris savait bien, lui, qu’un jour il « serait une légende ».
We’ll I’m standing by a river but the water doesn’t flow
It boils with every poison you can think of.
Then I’m underneath the streetlights
But the light of joy I know
Scared beyond belief way down in the shadows.
And the perverted fear of violence chokes a smile on every face
And common sense is ringing out the bells.
This ain’t no technological breakdown
Oh no, this is the road to hell.