
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, comment le virus a gagné l’ancienne bataille contre la drogue dans l’est de Paris et sur la place Stalingrad, surnommée « Stalincrack ».
En bas de ma rue Armand Carrel, je change parfois mon itinéraire de promenade réglementaire pour « activité physique individuelle des personnes ». Je descends alors vers le bassin de la Villette, à dix minutes à pied en contrebas des immeubles chics des Buttes-Chaumont, dans un autre monde. Au débouché du bassin et à sa jonction avec le canal Saint-Martin, traversée par la partie aérienne de la ligne 2 du métro, la place Stalingrad était, à l’époque d’avant le virus, un endroit insolite et interlope, très « est de Paris ».
Dans les environs du monument historique de la rotonde, construite par le grand architecte Claude-Nicolas Ledoux au XVIIIe siècle pour abriter le bureau d’octroi où on percevait jadis les taxes sur l’entrée des marchandises dans Paris, était en marche la « gentrification » du quartier : montée vertigineuse des prix de l’immobilier, cinéma MK2 ouvert en 2005 sur les deux rives du Bassin, supermarché bio et cafés pour classes moyennes et familles sages. Comme le « Biiim », où le gâteau pris avec mes enfants le mercredi me manque.
La place Stalingrad et sa vaste esplanade étaient restées pourtant un des marchés notoires de la drogue dans la capitale, une « identité » qui remonte aux années 1970-1980. Elle avait même pu prendre ces dernières années des allures de cour des miracles des « crackeux », du surnom donné aux consommateurs de de produit dévastateur.

Les ravages de cette drogue fumable en pipe, apparue dans les années 1980 aux Etats-Unis et faite de cocaïne transformée par divers produits comme l’éther, le bicarbonate de soude, l’ammoniaque et le rhum, étaient particulièrement évidents place Stalingrad. Selon les toxicologues, les effets de la cocaïne classique sont décuplés avec ce produit : euphorie et sentiment de puissance sont vite suivis de dommages pulmonaires et au cerveau, et éventuellement d’une mort pitoyable après une période « zombie ».
Il n’était pas rare avant le virus de faire l’inquiétante rencontre, en plein jour et surtout la nuit en ces lieux, d’un « crackeux » ou d’une « crackeuse » (il y avait aussi des femmes), vêtements souillés, regard vitreux, titubant ou profondément endormi dans un recoin ou sur les gradins de la place Stalingrad.

Les policiers, qui ne parvenaient pas à mettre fin au phénomène malgré le classement du secteur en « zone de sécurité prioritaire », leur avaient trouvé un surnom un peu Netflix : les « walking dead » (les morts-vivants). Bien des enquêtes journalistiques avaient documenté ce problème, comme celle-ci, remarquable, sur le site de France Info. Après être parti plus au nord dans Paris, le crack était revenu après des opérations de police place Stalingrad et on s’inquiétait.
Au seizième jour de confinement, la place Stalingrad a désormais cette allure :


Il est facile à comprendre comment le Covid-19 a gagné la bataille de « Stalincrak » : clients et surtout revendeurs sont confinés chez eux, et même s’ils veulent braver l’interdiction de sortie, les lignes 2 et 5 du métro interrompent le service dès 22h00 (contre 01h00 en temps ordinaire), tandis que plusieurs stations environnantes sont totalement fermées.
Les derniers groupes de « crackeux » ont disparu, dispersés par les contrôles policiers (on peut imaginer qu’ils ne remplissent pas les attestations et la Ville de Paris tente d’héberger les sans-abri pour les protéger). Plus généralement, une fois épuisés les stocks qui sont par stratégie compréhensible réduits au minimum, les trafiquants sont au chômage technique du fait de la fermeture des frontières ou des contrôles renforcés.
La fermeture totale de l’aéroport d’Orly le 31 mars a anéanti une importante filière d’approvisionnement en provenance d’Amérique Latine, principale zone de production à partir de la feuille de coca (Colombie, Pérou, Bolivie). Les filières alternatives qui passent par l’Afrique avec acheminement ensuite vers l’Europe en bateaux, avions ou en voitures « go-fast » sont naturellement aussi coupées, ainsi que celles qui passent par les ports d’Anvers, Rotterdam et autres, plus ou moins fermés actuellement, du fait de l’arrêt de la machine économique mondiale.
Les « crackeux » ne sont pas les seuls drogués du XIXe arrondissement à être désormais le bec dans l’eau. Les amateurs de cannabis, très nombreux selon mes fréquentations au sein des classes moyennes arrivées dans le quartier avec sa « gentrification », sont aussi chocolat depuis le début du confinement. Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), cette drogue aux désastreux effets neurologiques et psychiatriques, est cependant parfaitement banalisée (11% de consommateurs habituels dans la population, mais 42% des 18-64 ans y ont déjà touché en France, et presque la moitié des adolescents).
Alors que le commerce en était si répandu qu’il prenait même la forme de livraisons à domicile après échange de textos codés, le business est maintenant totalement interrompu, pour la même raison que pour le crack, même s’il y a plus de stocks. Les dealers, qui habitent en banlieue, ne peuvent plus se rendre à Paris pour livrer les habitants du XIXe arrondissement, et en sens inverse, les fumeurs ne peuvent plus faire leur petit voyage habituel pour faire leur marché.
Dans Le Monde, un policier s’est amusé de cette situation. « C’est vexant, le coronavirus a réussi, là où on a échoué ; il a gagné la bataille de la sécurité en Ile-de-France », a-t-il dit. Cette victoire sera comme le reste, durant la crise du Covid, provisoire. Elle risque cependant de durer après la sortie du confinement, moment où les frontières risquent de rester fermer longtemps. La victoire de « Stalincrack » et sur le business de la fumette intervient dans un moment particulier de l’histoire de la drogue, magnifiquement racontée dans un remarquable documentaire d’Arte à voir en replay.
La politique d’éradication du trafic lancée dans les années 70 a toujours échoué, remarque ce documentaire, car la demande ne cesse de croitre et parce que l’offre des criminels s’adapte après les coups de tabac. Des expériences de légalisation sont de ce fait en cours dans plusieurs Etats américains et au Canada notamment, concernant le cannabis.
Il faudra évaluer ces expériences mais il apparaît dans ce dernier pays que la consommation augmente car les marchands du temple rendent « glamour » les produits dévastateurs pour la santé et diversifient la gamme, comme le montre un sujet de La Croix ici. En France, où on refuse pour l’instant toute légalisation, est à l’oeuvre une stratégie plus ambigüe de « régulation » de facto, avec l’étrange pratique des « livraisons surveillées » : la police organise avec les trafiquants une grosse saisie, tout en laissant passer davantage de marchandise. L’ex-patron des « stups » François Thierry est mis en examen pour des faits de ce genre, où il conteste tout délit, car il assure que c’est ordinaire et approuvé.
Cette pause dans cette démentielle manie planétaire place donc les barons de la drogue au chômage technique, mais aussi chaque « crackeux » ou chaque adepte de la fumette devant lui-même. Il peut réfléchir sur sa situation, dans sa taule : comme le fait de sortir pendant le confinement, l’acte de consommer porte atteinte aux autres. Fumer du crack ou un joint, c’est s’auto-détruire et participer à une économie criminelle qui a fait de nombreux morts en 2019 à Paris, comme on le lit ici. Il faudra savoir si on a envie, oui on non, de penser à la collectivité, de cesser d’exister seulement pour sa petite personne et de faire autre chose de son existence que de vendre ou de consommer du poison.
Car le virus, en plus d’être meurtrier, est taquin : outre les drogués, il met de la sorte en difficulté les corona-touristes de la côte ou les bureaucrates et journalistes en télé-travail, qui réalisent que leur métier grassement payé a peu d’utilité sociale en comparaison de ceux des infirmières ou des livreurs ; les automobilistes et motocyclistes qui devront décider après le virus s’ils recommencent à empoisonner et à tuer leurs compatriotes ; et les financiers ou capitaines d’entreprises qui devront déterminer s’ils continuent d’envoyer la planète à la catastrophe.
Oui, la réflexion peut être une maladie aussi douloureuse qu’une détresse respiratoire.