
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, le virus précipite la fin du travail, théorisé par beaucoup (pour moi et beaucoup d’autres)
Je ne travaille plus. Rien. Zéro. Nada. Tous les titres pour lesquels je travaille habituellement ont interrompu sine die les collaborations extérieures. La presse écrite, qui certes n’a jamais été autant lue et attendue sur le web, est dans une situation périlleuse, avec une chute totale ou quasi-totale des recettes publicitaires et un effondrement des ventes en kiosque (-45% le 18 mars). On lira ici sur Alternatives économiques un état de ce désastre, qui risque aussi de torpiller les points de vente. Il intervient sur un secteur déjà très fragile, puisque le chiffre d’affaires global de la presse écrite a déjà reculé d’un tiers depuis 2007. Ma vie de journaliste ne reprendra peut-être jamais. Je lis, j’écris ici, je réfléchis. Je fais la sieste. Je fais les courses. Je dors sur mon transat, sur le balcon (photo ci-dessus).
« Consolation », je ne suis pas seul à être dans cette situation de chômage et d’incertitude. Un cinquième du monde du travail français, quatre millions de personnes a été placé en « chômage partiel », autrement appelé « activité partielle » ou « chômage technique », un droit ouvert par le gouvernement où le salarié touche 84% de son salaire net. L’employeur est compensé à 100% du coût de son employé, qui demeure dans ses effectifs. Le système français est une grande chance, car dans d’autres pays même développés, il n’est pas si favorable.
Aux Etats-Unis, dix millions d’Américains ont été inscrits au chômage en deux semaines, des chiffres sans précédents dans l’Histoire, même pour la Grande dépression des années 30 ou la crise de 2008. L’Etat fédéral a mis en place d’urgence une assurance-chômage (un doux rêve jusqu’ici aux USA), mais les licenciés sont bel et bien sur le carreau, chassés des effectifs de leurs entreprises, au contraire des Français. Des centaines de millions de travailleurs vont se trouver dans cette situation parmi les presque 4 milliards de confinés, et même chez les autres, les footballeurs biélorusses étant une exception symbolique et folklorique.
Se trouve ainsi réalisée, certes d’une manière qui n’était pas prévue, la prophétie de l’économiste et penseur hétérodoxe américain Jeremy Rifkin, dans un livre qui fit date, intitulée en français « La fin du travail », et sorti en 1995. Avant l’avénement du numérique, il y rappelait que la diminution du temps de travail était un processus engagé de très longue date, avant même les congés payés et la semaine de 40 heures de 1936 en France. Il prédisait que le travail humain allait se réduire et souvent disparaitre totalement, du fait de l’automatisation.
Après l’agriculture, l’industrie, les services allaient voir disparaître aussi le travail, écrivait-il, précisant sa pensée dans deux autres livres, « La troisième révolution industrielle » (2011), et la « Nouvelle société du coût marginal zéro » (2014). Il y annonçait que la gratuité totale de la culture, bientôt de l’énergie et des objets, (fabriqués à la maison sur des imprimantes 3D comme les composants de respirateurs en ce moment) mettrait fin au capitalisme, selon lui vers 2060.
L’interconnexion des citoyens du monde précipitera, écrivait-il, une alternative à la recherche du profit comme modèle de civilisation. Il imaginait qu’une dernière génération d’employés « ancien monde » assurerait la transformation écologique de la société, pour l’aménagement de réseaux d’énergie en partage, bâtiments intelligents etc.

A droite comme à gauche, où domine toujours l’idée qu’un citoyen ou un individu ne peut s’épanouir et exercer tous ses droits que par le travail et la recherche du gain maximal, ces idées ont certes fait ricaner, mais pas seulement.
Elles sont à l’origine des lois sur la réduction du temps de travail. On le sait peu, la première loi sur ce thème fut prise sous un gouvernement de droite, celui d’Alain Juppé en 1997 et le député Gilles de Robien permit alors aux entreprises de renoncer à des licenciements ou d’embaucher en échange de réduction du temps de travail subventionné. A la grande surprise des ses camarades, de Robien réussit bien mieux économiquement avec ce texte d’initiative parlementaire que toutes les mesures libérales de déréglementation et d’austérité qui restent attachées au passage de Juppé à Matignon.
Il y eut ensuite, chacun s’en souvient, les lois Aubry sur la semaine de 35 heures, prises au début des années 2000 sous le gouvernement à direction socialiste de Lionel Jospin et qui contribuèrent à la meilleure situation de l’emploi salarié en un demi-siècle, ainsi qu’à une baisse historique du chômage. L’Insee a définitivement réglé le débat sur l’impact de ces mesures en concluant qu’elles avaient créé 350.000 emplois nets. La discussion, et j’ai ai de nombreux souvenirs personnels, a depuis toujours été très vive sur ce sujet, du fait de certains dysfonctionnement des 35 heures, en lien cependant non véritablement avec l’efficacité mathématique de la mesure, mais plutôt avec le défaut d’embauches concomitantes à la réduction du temps de travail, comme à l’hôpital.
A titre principal, beaucoup de Français, même à gauche, ne supportent pas psychologiquement et culturellement l’idée d’une modèle de civilisation proposant aux gens d’abandonner le modèle productiviste du « hamster dans la roue », et leur suggérant travailler moins, de se consacrer davantage à eux, à leurs vieux parents, à leurs enfants et peut-être à la collectivité.
L’ère Sarkozy, élu sur le mirage du « travailler plus pour gagner plus », et les mandats suivants ont vu les gouvernements rogner les lois Aubry (sans d’ailleurs les effacer totalement, le temps de travail de base restant à 35 heures) et revenir à l’idée que le travail, c’était forcément la santé des gens et de l’économie. Avant le Covid, ce modèle patinait toujours en France avec un chômage restant obstinément massif, tandis que les caisses automatiques des supermarchés et autres guichets numériques venaient tous les jours confirmer les prophéties de Rifkin.
Le virus nous replace désormais dans une situation de réflexion sur ce sujet, comme sur le reste. Certes, les industriels piaffent déjà pour faire repartir la roue du hamster, comme le PDG de Michelin qui veut déjà recommencer à produire des pneus (on se demande bien pour quoi faire actuellement), et a rouvert certains ateliers. L’initiative sera surement appréciée de ses salariés, alors que les malades du Covid meurent en ce début avril au rythme de 500 personnes par jour en France dans les seuls hôpitaux. C’est sans doute un indice que la société du hamster dans la roue souffre de ne rien faire et s’inquiète de la perspective de voir les humains réfléchir.
Hormis les salariés en chômage, beaucoup sont en « télétravail », certains à la mer ou à la campagne, une situation plutôt confortable dans la catastrophe, qui leur offre le loisir de réfléchir sur le sens de leur travail. Comme on l’a déjà relevé ici, beaucoup de ces cadres, bureaucrates (typiquement dans la communication, le marketing ou la finance), éditorialistes de presse ou journalistes sans sujets intéressants ou sérieux autres que des « contenus », risquent de s’apercevoir que leur job ne sert à rien. Ou qu’il ne sert qu’à accumuler des profits en haut de l’échelle sociale, ou qu’il n’a en tous cas qu’une utilité sociale dérisoire comparé au travail des infirmières, des livreurs, des ambulanciers, des caissiers de supermarchés ou des femmes de ménage, qui actuellement maintiennent le pays à flot, au péril de leurs vies, et au Smic.
Dans une émission intitulée justement « mon travail ne sert à rien », Arte radio avait jadis dépeint avec intérêt ces « bullshit jobs » (« jobs à la con ») de la société du hamster dans la roue, sujet de préoccupation existentiel assez général déjà avant le Covid. (Il y est proposé un test quand on se demande si son emploi est ou non un « bullshit job », avec des questions à se poser : « est-ce que votre grand-mère ou un enfant de 7 ans peut comprendre ce que vous faites ? Est-ce qu’on peut le mettre dans un livre pour enfants ? Est-ce que ça poserait un problème à la société si vous arrêtiez de travailler ? « ) L’émission de France 2 « Complément d’enquête » avait aussi documenté les « jobs à la con » de manière intéressante.
Ce sujet a été soulevé par un anthropologue américain, et militant de gauche radicale, enseignant à la prestigieuse London school of economics, David Graeber, auteur d’un best-seller sorti en France en 2018. Il a distingué cinq catégories de bullshit jobs, ainsi qu’il le dit sur l’émission de Complément d’enquête : les petits chefs inutiles, les larbins, les rafistoleurs, les « cocheurs de case » et les porte-flingues (comme les consultants et avocats d’affaires, dont le seul rôle est d’intimider ou de donner une impression de puissance).
Cette réflexion des chômeurs et télétravailleurs entrant dans ces catégories risque d’être saine, surtout qu’elle va durer. On y procédera de préférence en musique, avec des titres adaptés, comme cette chanson de la new-yorkaise Elisabeth Grant, alias « Lana del Rey », qui nous parle de l’indolence et de l’appétit de vivre, en reprenant un poème cher à Nelson Mandela. (ça commence à 34 »)
Cause we’re the masters of our own fate
We’re the captains of our own souls
There’s no way for us to come away
‘Cause boy we’re gold, boy we’re gold