
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, les étranges vacances de Pâques du Covid, qui soulignent les inégalités sociales.
Aujourd’hui, nous partons en vacances de Pâques avec les enfants. Chacun pourra aller a tour de rôle sur le transat du balcon et peut-être que nous irons ensemble au bassin de la Villette pour notre heure autorisée d' »activité physique individuelle des personnes ». Il n’y aura donc pas d’embruns, de coucher de soleil maritime, on ne marchera pas dans le sable en tenant nos chaussures à la main et en laissant les vagues lécher nos pieds, comme au bon vieux temps de la photo ci-dessus, prise dans le monde d’avant. Au temps du Covid et du confinement, il y vacance des vacances.
Consolation, comme pour les revenus ramenés à zéro et l’éventuel chômage partiel, nous ne sommes pas seuls à regarder les vacances par la fenêtre. Tout le monde est soit dans un travail « indispensable à la continuité de la Nation », payé au minimum et exposé au virus, soit enfermé dans sa taule. Tout le monde ? Non. On le sait, un milieu social résiste encore et toujours au sort commun.
Etant donné qu’ils s’estiment au-dessus du vulgaire des Français relégués dans leurs taules, on le sait, environ 1,2 million de Franciliens nantis d’un point de chute ou d’une location – on peut donc penser qu’il s’agit de la partie favorisée de la population, d’ailleurs l’ouest de Paris s’est vidé – ont rempli des trains et des voitures dès le début du confinement pour gagner les villégiatures à la mer et la campagne. Après 18 jours de « télétravail » à la mer ou à la campagne, ils sont désormais en vacances pour de vrai à la mer ou à la campagne.
Seul inconvénient pour eux, ils n’ont pas reçu trop bon accueil des locaux, qui leur reprochent d’avoir déplacé la maladie avec eux. Les médecins, devant la menace d’un prochain démarrage de l’épidémie lié à ce facteur dans le sud-ouest, n’en doutent pas trop selon le quotidien Sud Ouest de ce jour, même s’il rêvent encore d’être épargnés. Au moins a-t-on évité en ce 4 avril, non sans mal, une seconde vague de « corona-touristes » sur les côtes ce week-end par des contrôles policiers massifs, l’interruption de certaines liaisons ferroviaires et l’interdiction un peu partout des locations saisonnières, comme pour tout le Var et les Alpes de Haute-Provence. A presque 6.500 morts, ce n’était pas de trop pour enrayer le « spring break » des nantis.
On peut noter une certaine ironie historique dans cet épisode historique du Covid-19 : les milieux sociaux qui, lors de l’apparition des congés payés en 1936, étaient les plus opposés à cette réforme sociale et à l’apparition sur les plages de ce qu’il appelaient les « salopards à casquettes », les ouvriers (ici une émission de France Culture sur cet effroi ressenti alors par les possédants), sont aujourd’hui les seuls à en profiter avec un bel acharnement, malgré l’ambiance morbide et la déroute de l’économie qui n’incitent guère à folâtrer.
On rappellera que la France impose aujourd’hui cinq semaines de congés payés, les deux semaines votées en 1936 donc sous le Front populaire, la troisième en 1956 sous le gouvernement socialiste de Guy Mollet, la quatrième en 1969 à la fin de la période de Gaulle et la cinquième en 1982 sous François Mitterrand. Certains privilégiés comme les journalistes ont même droit à six semaines par convention collective. Les vacances, c’est un imaginaire français sans équivalent dans le monde, un véritable art de vivre, qui fut alors exprimé par Gabin chantant la joie de cette liberté dans « La belle équipe », film emblématique du Front populaire.
Ce qui est fâcheux, et le Covid le souligne cruellement, ce sont les inégalités face à ces congés payés. Le développement du travail indépendant exclue une grande part du monde du travail de ces semaines légères où on peut se reposer, payé à rien faire. Un journaliste pigiste comme moi se voit payer, par exemple, ses congés par une somme au prorata sur ses feuilles de paye (il n’y a rien s’il est payé en facture) mais ne peut partir en conservant un revenu. Il lui faudra donc économiser ou ne pas partir trop pendant l’été, surtout avec ce que les mômes engloutissent au restaurant.
Pour les « uberisés », VTC ou autres livreurs de repas, c’et pire : il n’y a rien à ce titre, ni fraction payée au prorata sur la rémunération, ni évidemment semaines « off ». Ils sont déjà plusieurs centaines de milliers selon des sociologues et ce sont donc les nouveaux « salopards à casquettes » (de vélos ou de livreurs, cette fois) des temps modernes. La Cour de cassation (ici, un résumé de presse de l’arrêt) a certes ordonné récemment, à propos d’un chauffeur Uber, la requalification en CDI d’un contrat de prestation soi-disant libre avec la plateforme. La plateforme devra donc payer des congés (et se soumettre à quelques petites choses comme cotiser à la Sécu) concernant le salarié visé par cet arrêt, mais se refuse pour l’instant à généraliser cette régularisation de ses relations de travail. Donc toujours pas de congés payés pour les salopards à casquettes.
Juste au-dessus d’eux dans la hiérarchie sociale, les petits salariés payés au Smic, et aussi les chômeurs et précaires évidemment, ont déjà l’habitude de regarder de leurs HLM les planqués actuels partir deux fois par an à la plage et une fois à la montagne. Eux ne partent jamais, tout simplement parce qu’ils n’en ont pas les moyens, virus ou pas virus. Ce n’est pas un épiphénomène : en 2016, une étude de l’Union nationale des associations familiales avait estimé à 40% la proportion des Français qui ne partaient pas faute d’argent.
Depuis 2016, ça ne s’est guère arrangé et les conditions économiques générales se dégradent pour ces populations. En ce moment, ils regardent ainsi à la télé les « premiers de cordée » prendre du bon temps à la plage, pendant qu’eux se lèvent à 05H00 du matin pour ramasser les corps aux urgences, aller nettoyer à l’hôpital, vider les poubelles, livrer des légumes ou servir à la caisse du supermarché.
Le soir, il est difficile pour eux de se « confiner » avec des familles de cinq personnes dans un 40m2 surchauffé, donc ils sortent un peu dans la rue et se heurtent alors à des contrôles policiers et des verbalisations. Du coup, certains, comme le député LR Eric Ciotti demandent qu’on envoie l’armée pour faire entendre raison aux gueux de la banlieue. Le gouvernement n’a pas suivi et a plutôt demandé aux policiers, selon le Canard enchaîné, qu’on lève le pied sur les contrôles en banlieue. Il ne faudrait pas trop aggraver le fossé social creusé par les planqués de la Baule ou d’Arcachon.
C’est donc ainsi que le Covid, ce tueur facétieux, souligne encore une fois nos petites et grandes injustices. Il parait que le pouvoir Macron commence à s’inquiéter des sorts très différents des Français sous cette épidémie et redoute que les comptes se règlent au « déconfinement ». C’est la raison pour laquelle le président et le Premier ministre n’oublient jamais dans leurs interventions publiques depuis le début de la crise de rendre hommage aux « petits » salariés et qu’ils ont encouragé les patrons à leur verser une prime de 1.000 euros. Ce sera fait dans la distribution, mais ailleurs, c’est pas gagné. Faut pas charrier.
De notre côté, comme d’habitude, c’est en musique qu’on rêvera du moment où on fauchera les tourteaux et les huitres aux planqués. Avec notre chouchoute, Elisabeth Grant.
All I wanna do is get high by the beach
Get high by the beach get high
All I wanna do is get by by the beach
Get by baby, baby, bye bye