
Aux confins, c’est le journal du confinement dans le XIXe. Aujourd’hui, le sous-Parigot se languit du superflu, qui risque de ne pas revenir, avec la catastrophe économique. Or, le superflu, c’est plus important que l’essentiel, réalise-t-il.
Enfin ! Seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde. Horrible vie ! Horrible ville !
Au 22e jour du second confinement, le sous-Parigot du XIXe patauge dans le spleen de Paris et se fait l’effet d’un poète maudit du Second empire qui contemple d’un oeil morne sa ville chérie, plongée dans une torpeur poisseuse et comme nocturne. A force de ne plus voir les nez au milieu des figures, il en est venu, comme Charles Baudelaire en 1869, à préférer rester claquemuré plutôt que de remplir cette maudite « attestation de déplacement dérogatoire », invention diabolique d’une administration qui s’est mise en tête d’aggraver l’humiliation en encadrant tous les moments du calvaire, même ceux où on fait uriner le chien, où on achète sa baguette ou on tente mollement de faire de l’exercice. Déambuler dans cette ville fantôme, errer sans objet, plonger dans le néant, c’en est trop.
Le sous-Parigot somatise. Il rêvasse. Il philosophe, il hésite. Va-t-il s’en prendre dans un post Facebook rageur à Bill Gates, George Soros, l’institut Pasteur, à la 5G ? Va-t-il rejoindre les millions de fans du professeur Raoult et faire rempart de son corps pour empêcher l’Ordre des médecins de faire constater son « charlatanisme » ? Le sous-Parigot va-t-il tout simplement se laisser aller à l’asthénie sans motif, au vague à l’âme global et définitif, comme un cinquième des Français devenus dépressifs, selon Santé Publique France ? Même le spectacle de la récente défaite 0-6 de l’équipe d’Allemagne de football en Espagne ne suffit plus, en effet, à lui remonter le moral. (voir quand même ici le résumé vidéo). Toujours davantage ruiné, démoralisé, esseulé, le sous-Parigot s’interroge sur le sens de la vie.
Qu’est-ce que l’essentiel, de quoi peut-il se passer avant la mort qui rode ? Sur quoi faut-il se concentrer ? Où est le Sens, en somme ? Heureusement, dans ce moment crucial d’interrogation existentielle, l’administration, celle-là même qui a inventé l’attestation de déplacement dérogatoire, lui propose un tri, un authentique guide spirituel dissimulé derrière la terminologie bureaucratique d’un décret : tout ce qui « essentiel » aux yeux du gouvernement à notre existence est donc à lire ici, à l’article 37 du décret pris le 29 octobre dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et encadrant donc le second confinement. Procédons par illustrations (un peu sélectives et ironiques, admettons-le) :
Est donc « essentiel » ceci, qui fait environ 8 millions de morts chaque année dans le monde, selon l’OMS :

Est aussi « essentiel » ceci, qui fait environ 45.000 morts par an en France selon ce site médical sur les addictions :

N’est pas essentiel ceci (l’illustration est soigneusement choisie, on y reviendra).

N’est pas essentiel non plus ceci (par exemple) :

Selon donc l’article 37 du décret du 29 octobre, qui fige la doctrine du Sens en période de crise, il est donc essentiel de continuer à dévaster sa santé par des additions officielles et taxables, mais il est superflu d’aller acheter un livre dans une librairie après avoir flâné dans les rayons (il est vrai qu’on peut toujours le commander, mais il pourrait en être de même du vin ou du tabac, qui ont donc préséance dans le dispositif du confinement avec l’autorisation d’ouverture). Il est essentiel de combler par un biais toxique son vide existentiel, mais la réflexion serait accessoire, aménageable, superflue en somme. Le petit objet en bois, ou tout présent futile, qu’on offre à un enfant, une amie pour son anniversaire, pour un week-end, ou sans raison, pour un simple moment sans objet, serait pareillement inutile, selon l’article 37. Doté ainsi officiellement de l’essentiel et privé du superflu, le sous-Parigot est pourtant malheureux.
Pourquoi ? La lumière jaillit donc par l’absurde de cet article 37 appelé à entrer dans la légende de l’époque. Elle irradie par la brèche ouverte dans le moral du sous-Parigot : ce qui manque à la vie, ce qui lui est essentiel, c’est le superflu, bien sûr. Comment vivre sans lui ? Quelle existence mener si voir un bon film ou un navet au cinéma, un concert, est impossible, si acheter des choses censées ne servir à rien est interdit ? Quelle âme va-t-on développer si la réflexion est bridée ? C’est l’inutile qui est utile au sous-Parigot, qui l’empêche de devenir petit, productif, médiocre. C’est l’immatériel qui fait défaut. C’est même l’absurde qui régit la vie : payer un café 2,5 euros au bistro du coin de la rue est absurde matériellement, puisqu’il est 10 ou 20 fois moins cher à la maison. Et pourtant, depuis le premier confinement, on pleure le café et le gâteau au canal trop gras qu’on prenait avec les enfants, enfuis pour cause de faillite de notre terrasse préférée.
Allons même plus loin, dans une pirouette que seul permet l’état de fossilisation dans lequel nous plonge le confinement. Cette oppressante situation aggrave la tendance au dénigrement permanent et universel, qui menace de ronger tout sous-Parigot ou tout autre citoyen du monde. Exercice auquel je viens un peu de me livrer ici. Cet état d’esprit bien décrit à la radio par la philosophe Cynthia Fleury, est exposé dans le livre en illustration ci-dessus. Elle dit : « il faut dépasser la peine, la colère, le deuil, le renoncement et, de façon plus exemplaire, le ressentiment, cette amertume qui peut avoir notre peau alors même que nous pourrions découvrir son goût subtil et libérateur. L’aventure démocratique propose elle aussi la confrontation avec la rumination victimaire. La question du bon gouvernement peut s’effacer devant celle-ci : que faire, à quelque niveau que ce soit, institutionnel ou non, pour que cette entité démocratique sache endiguer la pulsion ressentimiste, la seule à pouvoir menacer sa durabilité ? ».
Dit plus simplement en langage sous-Parigot : tout ça est très emmerdant, mais enfin c’est nécessaire et provisoire, et on ne va pas partir en permanence dans les tours non plus, et certainement pas partir en vrille à s’énerver contre n’importe qui en disant n’importe quoi. On n’a qu’à lire des livres commandés sur Amazon et se bouger le cul, aussi.
Ou dit encore dans un langage simple, par un autre philosophe au langage simplifié, Alain Souchon, qu’on sèmera dans les esprits recrus de fatigue des sous-Parigots : « la vie ne vaut rien. Mais rien ne vaut la vie ». Il reste l’amour.