Déconfits – Semaine 4, Terrasser l’angoisse

Journal du déconfinement à Paris 19. Aujourd’hui, le retour attendu en terrasse, lueur d’espoir qui pourrait cependant faire long feu. Quelques petites choses sur l’histoire des cafés de Paris et leur poids dans notre vie.

S’y asseoir pour revenir à notre « art de vivre », a dit fièrement le Premier ministre. Après l’hécatombe, avant l’Apocalypse économique, il demeure en effet cela : cette science de ne rien faire, cet art d’avoir l’air absorbé en humant l’air du temps et en reluquant les filles une bière ou un café à la main, ce goût pour l’oiseux bavardage politique, sportif, proto-amoureux. Ce temps perdu qui nous manquait tant, quand on l’a gaspillé sur notre canapé ou notre balcon pendant le confinement. Le sous-Parigot du XIXe, comme ses compatriotes, va revenir en terrasse le 2 juin et il en est déjà tout béat.

Enfin, il va pouvoir prendre place rue Armand Carrel au « Chaumontois », avec ses photos de Zidane et de Brigitte Bardot au mur, ses moules-frites gratuites le vendredi soir (oui, monsieur, gratuites), ses souriants patrons kabyles, ses habitués bigarrés à la gouaille de titi, qui ne pourront pas encore comme avant s’accrocher au comptoir (ce sera interdit pour un temps). Ils reviendront quand même, c’est sûr. C’était tellement triste, fermé.

Enfin, le sous-Parigot va pouvoir reprendre son siège à la terrasse du bar-tabac Le Marigny, juste en face de l’entrée principale des Buttes-Chaumont, là on le soleil brûle le visage au premier café du matin. Ses tauliers portugais nous avaient bien nargués après la finale de l’Euro 2016, mais on a eu notre revanche deux ans plus tard.

Enfin, on va pouvoir s’incruster sur les sièges du Pavillon du lac à l’intérieur des Buttes, où on se croirait à la campagne.

Aux Buttes, il y aura aussi de nouveau le Rosa Bonheur, en haut du parc. Depuis quelques années, ce spot est devenu un peu trop couru, et pour entrer les files d’attente s’allongeaient quelquefois le soir jusqu’aux grilles du parc. Mais l’après-midi, quand les hipsters sont sur leurs ordinateurs, ça reste accessible. Ils ne reviendront peut-être pas en masse tout de suite ?

On pourra reprendre une place le soir pour l’apéro, à la terrasse du Napoléon III, en face des frondaisons des Buttes, où la coupe de Champagne est un peu chère, mais où les soirs d’été sont si doux.

Le sous-Parigot va pouvoir se régaler dehors des plats odorants et épicés du Gange, juste un peu plus haut que le Napoléon III sur la rue Manin. Enfin, enfin, on va pouvoir revenir au café « Biiim » sur le bassin de la Villette, manger le gâteau du dimanche au bord de l’eau en matant d’un oeil la Ligue 1 sur le grand écran, quand elle reviendra.

Le sous-Parigot va pouvoir retrouver tout ce qui fait Paris, ce qui fait la vraie substance du mythe de cette ville dans le monde, ses quelques 15.000 cafés et restaurants.

On lira ici une histoire très riche de ce monument de la culture nationale qu’est le café parisien, apparu à la fin du XVIIe siècle avec l’introduction justement du breuvage « café » en France, qui va progressivement s’arrimer au centre de la vie sociale. Le plus ancien café de Paris (1686) est supposé être le Procope, toujours ouvert aujourd’hui à Saint-Germain des Prés, voir ici son site. C’est aussi cet établissement qui va donner sa vraie dimension au café de Paris, un passage obligé de la vie sociale de la ville.

La salle du Procope

A partir du XVIIIe siècle, les écrivains, les penseurs, les révolutionnaires de 1789, Bonaparte et ses successeurs auront leurs quartiers dans ces établissements. L’Universalis le raconte ainsi : « Si le café Procope est essentiellement l’antichambre du Théâtre-Français jusqu’à la Révolution, on peut considérer que le premier café littéraire digne de ce nom est le Café de la Régence. Situé dans le Palais-Royal, créé peu de temps après que Philippe d’Orléans en eut fait le lieu de promenade à la mode de Paris, et avant que la fièvre révolutionnaire s’en empare, il recueille les suffrages des hommes de lettres, sans doute parce que, à en croire Lesage, c’est un lieu silencieux et même un peu trop sérieux, où l’on joue aux échecs, et qu’il rebaptise le « café du dieu égyptien Horus ». Diderot, Grimm, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre aiment à y venir, tout comme les architectes Percier et Fontaine et, plus tard, Robespierre, Bonaparte.  Alfred de Musset l’adoptera pendant sa jeunesse de dandy. Au sein de microcosmes voués aux opinions tranchées (Girondins, Montagnards, bonapartistes et légitimistes ne cessent de s’y affronter jusqu’à la Restauration) et à la galanterie, aux menus plaisirs et aux frivolités, aux spectacles les plus saugrenus (comme l’orchestre « homérique » dans le Caveau des Aveugles, les machines surprenantes du Café Mécanique, qui permettent de servir automatiquement les consommations, ou le décor onirique du Café de l’Olympe), les lettrés n’ont plus leur place en tant que tels. »

C’est aujourd’hui une part importante du patrimoine parisien, voir ici un rapide tour d’horizon des plus beaux cafés de la capitale.

Donc, en sirotant sa bière en terrasse, le sous-Parigot du XIXe tout fourbu du confinement, lessivé économiquement, démoralisé, va se requinquer en revenant symboliquement sur ces traces illustres, modestement, un petit peu, enfin…. peut-être.

Pour l’instant, seule environ la moitié des établissements va pouvoir réouvrir directement, car ils ont une terrasse. (la réouverture en salles est repoussée à Paris). Les autres devront soit attendre encore jusqu’au 22 juin, si l’évolution de l’épidémie est toujours favorable, soit improviser une terrasse sur le bout de trottoir devant leur établissement. La mairie de Paris va favoriser ces mesures en permettant de créer des places de terrasses sur des emplacements de stationnement, sur la chaussée et même en fermant totalement certaines rues à la circulation pour étendre les cafés, comme sur le canal de l’Ourcq dans le XIXe. Voici la carte des rues concernées empruntée au Parisien.

La mesure sera-t-elle suffisante ? Pour beaucoup de cafés, installer cinq ou dix chaises et rouvrir en payant trois, quatre ou cinq personnes pour servir une poignée de sandwiches, de cafés et de bières dans la journée peut tourner au suicide économique. Tout cela créé déjà des tensions et des inquiétudes, comme le relate Le Parisien ici. Ceux qui n’ont pas de vraies terrasses se sentent lésés. Ceux qui en ont une trop petite se demandent comment ils vont rentabiliser leur exploitation, étant donné qu’il faudra bien entendu écarter les tables même en terrasse, et dépenser la même chose que tous les commerces dans cette pandémie, gel hydro-alcoolique, masques, visières, etc… ce qui n’est pas donné. Certains préfèrent donc attendre une réglementation assouplie avant de relancer leur machine (et comptent sur le chômage partiel pour payer leurs employés en attendant).

Ce problème peut devenir une catastrophe nationale. En France, le secteur des cafés, hôtels et restaurants emploie près d’un million de personnes dans 200.000 entreprises pour 70 milliards de chiffre d’affaires global, et tout ça n’est pas délocalisable en Chine.

Il faut donc une véritable sursaut patriotique, comparable à celui des « taxis de la Marne » aux débuts de la Première guerre mondiale. Pour sauver la Patrie, il faut se rendre au bistro plusieurs fois par jour, et y entrainer ses amis. Le destin de la Nation est entre les mains de ses citoyens mais connaissant les Français, chacun sait qu’ils seront au rendez-vous.

On accompagnera ce prévisible élan patriotique avec une autre monument national, Georges Brassens. Il rendait hommage dans une veine populaire à un bistrot de Paris, où il reluquait la patronne, un autre classique de la « bistro attitude ».

Tu trouveras là/La fine fleur de la populace/Tous les marmiteux, les calamiteux de la place/Qui viennent en rang, comme les harengs, voir en face/ La belle du bistro, la femme à ce gros dégueulasse.

Dans un coin pourri du pauvre Paris/ Sur une place/Une espèce de fée/ D’un vieux bouge a fait/ Un palace

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