
Journal du déconfinement à Paris 19. Symboles désormais mondial du « relâchement » pour les uns ou d’un certain « corona-relativisme » de bon aloi pour les autres, le bassin de la Villette et le canal Saint-Martin accueillent-ils en réalité le bon sens populaire dans la crise ?
C’est la « plage dynamique » de Paris. Les quais de l’est de la capitale, canal Saint-Martin, canal de l’Ourcq, bassin de la Villette, sont devenus le symbole mondial du déconfinement français, par la grâce d’images de télévision et d’articles dans les plus grands journaux de la planète. Dans une capitale encore engourdie, où restent fermés les dizaines d’hectares des grands parcs comme Les Buttes-Chaumont dans le XIXe, ainsi que les bars et restaurants, les cinémas, les théâtres, les enceintes sportives, c’est là que la vie a repris.
Ca n’a pas échappé par exemple au New York Times, qui a choisi une photo du bassin de la Villette montrant des Parisiens se promenant sereinement et sans masques pour illustrer un reportage qui dépeint le « retour à la normale à petits pas ».

Les journaux étrangers et les chaînes d’information continue du monde entier ont aussi raffolé des images du canal Saint-Martin les premiers jours du confinement, quand par ce printemps radieux, des grappes de jeunes gens enfermés depuis deux mois et qui n’ont pas la possibilité de prendre des congés ou des week-ends sur la côte ou à la campagne sont venus s’aérer quelque peu.

On le sait, le sang du gouvernement et du préfet de police Didier Lallement n’a fait qu’un tour et un arrêté préfectoral pris le 12 mai a interdit…. la consommation d’alcool sur la « plage dynamique ».
On ne se lasse pas de rappeler les termes de cette décision prohibitive digne d’une anthologie de l’absurdité administrative. « Il a été établi que la consommation d’alcool, par son caractère festif et social, est à l’origine de regroupements massifs d’individus sur une zone rapprochée contraires aux mesures barrière et de distanciation sociale (…) Il appartient à l’autorité de police compétente de prévenir les troubles à la salubrité publique par les mesures adaptées, proportionnées et strictement nécessaires, la consommation de boissons alcooliques est interdite entre 12h00 et 07h00 jusqu’au 10 juillet ». Ceci a donné lieu le premier jour à des descentes de police musclées.
Se promenant sur les lieux, à la deuxième semaine du déconfinement et de l’arrêté du préfet Lallement, on a cependant constaté de visu que ces foudres policières n’avaient pas produit trop d’effet. Les jeunes gens sont toujours massivement rassemblés la journée et le soir sur les berges, et les effectifs de police pourtant présents en force semblent avoir – sans doute conscients du ridicule – renoncé à renifler le contenu des verres.
Sur plusieurs kilomètres, de l’Hôtel du Nord au parc de la Villette, selon une coutume établie assez récemment avant le virus, de petits groupes séparés d’un mètre ou deux s’étalent donc à même la pierre, avec ou sans couverture de pique-nique, autour de sachets de chips, de packs de canettes de bières et de bouteilles de jus de fruits, fumant abondamment, le tout surmonté d’un brouhaha de conversations rieuses et parfois de musique criarde.
Image qui restera sans doute, de nombreux CRS contemplent donc passivement cette foule jeune, très peu masquée et assez rapprochée et qui s’adonne à la vie « à caractère festif et social » maudite par le préfet Lallement. On a même vu des amoureux s’embrasser, dans un mouvement du monde d’avant qu’on avait cru en voie de disparition. Après quelques jours avec des contraventions à 38 euros, les jeunes ont été laissés en paix. Les chaînes d’information ont trouvé un autre lieu « tête de Turc » à l’autre bout de la capitale, l’esplanade des Invalides, un coin de pelouse (bien plus réduit que les quais du XIXe) également envahi par les Parisiens assoiffés d’existence authentique.
Analysons en effet un brin cette attitude qu’on pourrait qualifier de « néo-existentialisme ». On sait que ce courant littéraire et philosophique français de l’après-guerre considère que l’être humain définit sa vie par ses propres actions et non par des doctrines théologiques, philosophiques ou morales. L’existentialisme considère chaque individu comme un être unique maître de ses actes, de son destin. Il ne s’agit pas d’un égoïsme : cette manière d’être repose sur l’idée que chaque individu définit les valeurs qui vont guider son existence, notamment la liberté, mais aussi, à l’occasion, la propre analyse qu’il fait d’une situation, indépendamment des discours officiels. Le sous-Parigot du XIXe consommant du rosé sur le canal Saint-Martin sous l’oeil torve des forces de l’ordre peut donc être vu comme un lointain descendant de Jean-Paul Sartre.
C’est manifeste dans des interviews réalisées par les chaînes de télévision, ce sous-Parigot existentialiste, de profil « corona-relativiste », a en effet développé sa propre vision de l’épidémie, au-delà des messages il est vrai confus, voire contradictoires, de l’exécutif et des autorités.
On résume le point de vue du badaud du 19 : l’épidémie ne le concerne pas vraiment et elle n’est pas si grave que cela, ou en tous cas, elle ne doit pas l’empêcher de boire un verre en plein air avec ses amis et d’embrasser celui ou celle qu’il convoite, pense-t-il. Reprenons les différends éléments de cette attitude pour savoir si elle est cohérente.
D’abord, un premier élément en apparence évident vient à l’appui de son raisonnement instinctif : la vie sociale est nécessaire. Le fait de rencontrer des gens, de partager avec eux un verre d’alcool ou de jus d’orange, une conversation, un moment, et avec de la chance une amourette ou une histoire d’amour, est indispensable à la santé mentale.
Or, le confinement a gravement perturbé cet élément de la vie parisienne, déjà souvent assez pauvre pour beaucoup d’habitants en dehors du virus. L’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a lancé une recherche sur les conséquences psychologiques de deux mois d’enfermement suivie de la crise économique la plus violente depuis les années 30, avec perte de travail, de revenus, d’horizon immédiat. Les chercheurs sont déjà très inquiets, comme on le lit ici dans l’exposé des programmes de leurs travaux.
« Cette expérience peut avoir un impact psychologique délétère, avec des troubles de l’humeur, des confusions, voire un syndrome de stress post-traumatique. Le risque d’apparition de ces manifestations augmente avec la durée d’isolement, mais aussi avec d’autres facteurs comme les conditions de logement, la perte de revenus, l’absence d’information, ou encore l’ennui ». Beaucoup en effet, c’est manifeste dans les simples contacts quotidiens du quidam du XIXe, ne « reviendront » peut-être jamais du confinement, tant la lourdeur de ce qui s’abat peut être dévastatrice sur leur mental. L’attaque du préfet Lallement sur la vie « festive et sociale » et sur le rosé du canal est donc malvenue de ce point de vue.
Est-elle plus pertinente au regard de l’épidémie et des impératifs sanitaires ? Il n’est pas épidémiologiste et nous non plus, nous nous garderons donc de conclusions définitives en nous contentant de rappeler quelques réalités bien établies sur le virus. Si la population des canaux, très jeune, ne se sent pas directement concernée par la maladie, c’est avec quelque fondement statistique : l’étude de l’institut Pasteur la plus récente, confirmée dernièrement par d’autres études au plan mondial, établit que 2,6% des personnes infectées sont hospitalisées, et 0,53% meurent (ce chiffre monte à 0,7 ou 0,8 si on inclut les personnes âgées en Ehpad), avec d’importantes variations de ce taux de mortalité. Il est au plus haut chez les plus de 80 ans avec 8,3%, contre seulement 0,001% chez les moins de 20 ans. Les quelques exceptions françaises (une jeune fille de 16 ans décédée à Paris et une poignée de cas d’une affection sévère apparemment liée, la maladie de Kawasaki, avec un décès à Marseille) relèvent à ce stade de malheureux accidents statistiques.
On objectera bien sûr que s’ils ne risquent (presque) rien à titre personnel, les jeunes gens peuvent néanmoins contracter le virus et contaminer ensuite des personnes à risque. Deux découvertes peuvent cependant faire obstacle à cette objection à l’existentialisme des canaux. D’abord, un élément semble n’intéresser personne à la préfecture : le virus est-il « aéroporté » ? Flotte-t-il dans l’air ? On ne sait pas très bien et c’est possible, considèrent les spécialistes, et des recherches doivent être encore menées.
Il demeure cependant évident qu’il n’existe pas de « nuages » de virus, tels que certains semblent l’imaginer. Si tant est qu’il puisse flotter dans l’air, ce qui reste donc à prouver, le virus se dispersera évidemment plus facilement dans une soirée de printemps au-dessus du canal Saint-Martin que dans un appartement. A cet égard, donc, sauf à vouloir supprimer toute vie sociale, avec un contrôle impossible, le rosé du canal reste la rencontre la moins risquée. Elle devrait donc être plutôt encouragée par rapport aux potentielles « Covid-parties » des petits logements du 19, d’autant que le gouvernement persiste à laisser les parcs fermés malgré la demande de la maire Anne Hidalgo. Elle a même lancé un hashtag sur les réseaux sociaux.
Le deuxième élément de recherche intéressant, évoqué dernièrement par Mediapart, et qui plaide plutôt pour l’existentialisme du canal, porte sur l’existence de degrés variables de contagiosité chez les individus infectés : des chercheurs pensent que l’épidémie ne se propage pas de manière identique et homogène par tout individu porteur du virus, mais qu’au contraire il existerait de « super-contaminateurs » à l’origine de foyers importants de la pandémie (les autres, et notamment les plus jeunes, gardant le plus souvent le virus pour eux). La lutte la plus efficace passerait donc, non pas par une punitive entrave uniforme et systématique à toute rencontre (surtout en plein air, sur les plages, au canal et ailleurs) mais par l’identification et l’isolement (à domicile ou à l’hôtel) de ces « super-contaminateurs ».
C’est la fameuse politique « tester-isoler-traiter » présentée par beaucoup comme la base de la médecine épidémiologique. Elle semble avoir permis à beaucoup de pays peu ou pas confinés, Corée, Allemagne, Suède, … de maitriser mieux le phénomène que la France, ses deux mois d’enfermement général et ses arrêtés anti-« vie festive et sociale » du préfet Lallement. En résumant, les policiers seraient peut-être mieux employés à faire le service d’ordre d’unités de tests mobiles et générales qu’à contrôler le contenu des verres au canal.
Pourtant, ces tests massifs n’étaient toujours pas, à la deuxième semaine de confinement, pratiqués dans le XIXe, pourtant foyer important de l’épidémie. Pour être testé gratuitement, en effet, il faut avoir des symptômes et se faire prescrire la mesure par un médecin, estime le gouvernement. Il a refusé de permettre aux entreprises de tester leurs employés, systématiquement et hors de tout soupçon. Dans le secteur de l’est de Paris, seul le département voisin de la Seine-Saint-Denis a lancé de lui-même (aide-toi, le ciel t’aidera) une campagne systématique avec des unités mobiles (voir sous ce lien le sujet de BFM), mais pour le sous-Parigot du canal, il faudra attendre. Ce n’est pas grave, il a l’habitude de se débrouiller tout seul.
Il commence quand même à grogner et les bars et restaurants du canal (toujours fermés et qui ne pourront sans doute pas rouvrir avant juillet), qui ont fait de ce lieu un haut lieu de la capitale, ont ainsi organisé au début du confinement une opération « chaises vides » pour rappeler que toute cette comédie répressive et peut-être inutile sur la gestion de l’épidémie les conduit à la faillite.

Allez, pour les aider et les faire patienter avec nous, on méditera sur cet existentialisme parisien persistant en période de pandémie, avec l’inégalable Dany Brillant, qui célébra jadis cet art de vivre, hors période de virus.
« Frivole ardeur, rire sans fin/C’est d’ivresse que nous avons faim/Parler, chanter et puis s’aimer/On l’avait un peu oublié/On est fou car on a vingt ans/Et on se fout éperdument/De c’qui adviendra dans dix ans/Vive la vie, vive l’instant »