
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, les hésitations manifestes d’habitants du 19, maintenant qu’on leur demande d’y retourner.
C’est comment, la vie dehors ? On en a une petite idée, dans le XIXe, car beaucoup de magasins sont restés ouverts, alimentaires bien sûr mais aussi des petites surfaces de bricolage, comme le « Weldom » près de l’avenue Secrétan. Ca ressemble désormais à un bunker, avec un contrôle à l’entrée, pas plus de 15 clients, l’obligation de se passer les mains au gel, un seul sens de circulation avec des cloisons en bois et des flèches par terre.
Les pauvres caissières portent soit un masque, soit une visière. On a demandé à l’une d’entre elles ce qui était le mieux. « Avec la visière, on a mal à la tête en rentrant le soir à la maison car on ne voit pas bien à travers le plastique. Avec le masque, on ne peut pas respirer », a-t-elle soupiré. Des millions d’employés de commerces, de bureaux et d’usines qui vont revenir au travail vont désormais vivre ainsi, avec en plus l’obligation de la fameuse « distance ». Il est déjà question de dispositifs d’alarme automatique sur les portables pour vous avertir si un être humain s’approche à moins de 1,5 mètre de vous, comme s’il s’agissait d’un zombie. Si on appréciait peu ses collègues de bureau dans le monde d’avant, on risque désormais presque de les regretter à la machine à café, si elle n’est pas interdite d’accès.
Bienvenue dans le monde d’après, qui commence le 11 mai et en réalité un peu plus tard à Paris, « zone rouge ». Le parc de Buttes-Chaumont et les autres resteront donc fermés et la rentrée scolaire sera différée au 14 pour les écoles primaires et s’échelonnera ensuite jusqu’à juin pour les autres établissements, si tout va bien. Les masques promis par Anne Hidalgo le 7 avril ne sont toujours pas là et ici, les supermarchés n’en vendent pas encore. Les tests arriveront peut-être cette semaine dans les laboratoires privés (il n’y a pas de structures publiques montées pour l’occasion, bien sûr).
Oui, bienvenue dans le monde d’après, et les parents d’élèves et les professeurs ont un peu de lecture d’ici là, le « protocole sanitaire » censé régir désormais la nouvelle vie scolaire, voir ici le document. Quelques 53 pages de mesures d’hygiène à appliquer, de techniques pour éloigner les enfants les uns des autres, et un petit vade-mecum en cas de découverte d’un soupçon de maladie. En donnant ainsi l’impression aux parents qu’ils vont envoyer leur enfant en visite à Fukushima, nul doute que l’Education nationale a donné le coup d’envoi d’un mois de mai qui s’annonce gai dans les cours de récréation et dans les foyers du XIXe.
Il n’est de ce fait pas très étonnant que se développe un sentiment un peu honteux dans les taules du XIXe, qu’on n’aurait pas imaginé : le confort honteux du confinement et l’envie d’y rester. Ils ne le disent pas encore comme ça : « je suis bien chez moi, je n’ai pas envie d’y retourner », mais ça commence à y ressembler.
Prenons par exemple cette amusante revendication de la FCPE, la principale organisation de parents d’élèves, qui a lancé une pétition diffusée aussi dans le XIXe. « Nous demandons qu’une prise en charge financière, sans aucune perte de salaire, soit rétablie pour tous les parents qui souhaiteront ou devront s’occuper de leurs enfants jusqu’à ce que la situation sanitaire de notre pays permette un retour à l’école serein, humain et sécurisant ». Il y avait près de 4.000 signataires le 4 mai au soir.

Voilà qui est exprimé assez benoitement et directement : il est certain qu’être payé à ne rien faire ou plutôt à rester avec sa famille à la maison, en attendant qu’une maladie sans vaccin ni traitement s’éteigne complètement, est tentant. Le problème est que rendre inopérant totalement un virus inconnu jusqu’alors – inoffensif pour 97% des malades et notamment les enfants selon la dernière étude de l’Institut Pasteur, avec un taux final de 0,5% de mortalité – n’est pas pour demain, selon les spécialistes. On sait donc que le gouvernement a l’intention tout de même de pousser un peu les parents à sortir de leurs taules, en coupant le robinet du chômage partiel à partir du 1er juin si on refuse de mettre son enfant à l’école.
C’est bien sûr le résultat du malentendu fondamental du confinement : enfermée collectivement – une mesure sans précédent dans toute l’Histoire du pays – la population a pu croire qu’il n’était pas envisageable de vivre avec une telle maladie. Elle a plongé dans la psychose et a pu se convaincre que le but de l’opération était de l’éradiquer totalement avant de revenir tranquillement à la vie d’avant.
Près de deux mois et plus de 25.000 morts plus tard, près de 12 millions de salariés sont en chômage partiel, c’est-à-dire payés à rester chez eux par la Sécurité sociale avec 84% de leur salaire (et parfois 100% si l’employeur complète), et maintenus dans les effectifs de leurs entreprises. On a vu que la vie au travail dans le monde d’après ne s’annonce pas très réjouissante, et donc, pourquoi ne pas prolonger un peu cette parenthèse, le temps de voir venir ? Les congés d’été ne sont pas loin, de toute façon.
On sent bien venir cette petite musique chez certains interlocuteurs ces derniers temps. « Les conditions sanitaires ne sont pas satisfaisantes »…. « Il faut attendre encore »…. « Je n’ai pas confiance »… Il est certain que chez nombre de craintifs ou de blasés, par ailleurs hébergés parfois dans des conditions idéales comme les « corona-touristes » de la mer ou de la campagne, le confinement peut finalement apparaître comme un biais pour réaliser leur rêve secret : se soustraire à la cruauté du monde et à son ennui, espérer que quelque chose va changer pour le rendre moins rude avant qu’on y revienne. Combien des 1,2 million de Parisiens exilés au vert reviendront-ils le 11 mai pour reprendre le travail et mettre leurs enfants à l’école ? On ne parierait pas sur une ruée aussi massive et spontanée qu’à l’aller.
Selon un sondage paru fin avril, 61% des Français pensent que nos sociétés “ne pourront plus jamais fonctionner comme avant et que notre rapport aux autres, à l’environnement, à la croissance, et à la mondialisation changeront profondément.” Bien au chaud dans sa taule, le confiné du XIXe fait son pain, commande des repas sur Deliveroo au restaurant d’à côté, redécouvre Netflix et ses enfants, voire sa femme (tous les couples ne vont pas finir en divorce, non) et il attend donc tranquillement que coule le lait et le miel avant de sortir. C’est que le Français, dans le monde d’avant, n’était pas forcément très béat : selon un autre sondage de 2019, un sur deux avouait des problèmes récurrents de fin de mois et 70 % se disaient pessimistes quant à l’avenir de la société française.
Il concerne certes surtout des personnes aisées, mais ce goût du confinement vu comme une pause salutaire ou un moment de tranquillité commence à être chroniqué dans la presse, comme ici ou ici. « Certains sociophobes apprécient aussi, se sentant « experts » en matière de confinement. Et les dépressifs ont moins l’impression de gâcher leur vie quand rester chez soi à ne rien faire devient la norme », explique dans ce dernier sujet un psychologue.
Après avoir été enfermés chez eux avec la maréchaussée à la porte, moyennant un piétinement du droit fondamental d’aller et venir, les citoyens refuseraient donc désormais de sortir ? Si ça se trouve, il faudra bientôt des descentes de police pour que le confiné du XIXe repasse la porte de chez lui dans l’autre sens.
Tout ça aurait fait un excellent film des Monty Python, avec lesquels on réfléchira à tout ça. Eux, ils savaient qu’il faut toujours voir le bon côté de la vie, même dans les plus mauvais moments.