
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, les dangers de la bouteille, associée ou pas au Covid.
A la ramasse après un mois et demi, le confiné du XIXe traine désormais souvent en survêtement entre deux visioconférences, quand il en a et quand il a encore un travail qui lui permet d’avoir encore l’impression de faire partie de quelque chose dans le grand jeu social d’avant. Autrement, il navigue entre un incertain soutien scolaire aux enfants empâtés par les pâtisseries et abrutis par les consoles et une cuisine de plus en plus sommaire. Il hésite entre les polémiques sur internet et le dernier film de violence pure sur Netflix.
Il s’est mis dans les starting-blocks dans l’espoir de sortir un jour de sa taule, sans sa foutue attestation mais avec des jolis masques « grand public » (il ne sait pas si c’est démocratique ou méprisant, ce qualificatif). Il n’y en avait pas encore ce 27 avril dans les pharmacies du XIXe et ceux qu’Anne Hidalgo avait promis le 7 avril sont toujours aux abonnés absents, si bien que la sortie au Franprix relève toujours d’une forme de convoyage de nitroglycérine, comme dans le film « Le salaire de la peur ».
C’est alors que le confiné proto-dépressif saisit les vieux livres de poche des poètes maudits qu’il traine depuis la communale.
« Tels que les excréments chauds d’un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon coeur triste est comme un aubier
Qu’ensanglante l’or jeune et sombre des coulures.
Puis, quand j’ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille, pour lâcher l’âcre besoin »
Le confiné mélancolique risque alors un geste fatal, bien plus que celui qui consisterait à embrasser sur la bouche une infirmière de son immeuble tout juste rentrée de son unité Covid dans sa surblouse de fortune bricolée dans un sac poubelle. Le vrai geste funeste, c’est celui d’empoigner la bouteille. Et de ne plus la lâcher, jusqu’à la fin du premier confinement « hard » le 11 mai, puis de s’y accrocher pendant le confinement pseudo-« soft » quand les gosses n’iront toujours pas à l’école, et que l’opposition et les profs gueuleront que c’est trop tôt pour déconfiner, puis pendant les grandes vacances qu’il ne prendra pas et pour la reprise du travail qui n’aura pas lieu, car il n’y aura plus de travail.
Les motifs ne manquent pas pour se saisir de la bouteille, en effet. Sait-on si les confinés s’y adonnent ? Car il faut d’abord rappeler qu’au contraire des librairies, toujours fermées, les magasins d’alcool et même les cavistes ont l’autorisation d’ouvrir en France pendant le confinement, car l’alcool est considéré comme un produit de première nécessité.
Edifiés par cet éclairant choix de société, les Français ont-il approuvé ? Les données statistiques manquent encore. Certains se sont penchés sur le sujet dès le début et le 27 mars un institut a affirmé que les ventes d’alcool baissaient. A y regarder de plus près, cependant, ce sont les ventes d’alcool cher qui baissaient, comme celles du Champagne (c’est vrai qu’à plusieurs centaines de morts par jour depuis 43 jours et plus de 23.000 au total ce soir du 27 avril, il n’y a pas grand chose à fêter), tandis que celles de bière augmentaient légèrement mais pas significativement.
Selon une autre étude parue le 7 avril, les Français avaient fait des stocks et les ont consommés les premiers temps, peut-on penser, mais sans excès délirant, en apparence. Les ventes d’alcool en supermarchés avaient progressé de 12,4% les douze jours qui ont précédé la mise en place du confinement, avant de reculer de 16,1% (en valeur) lors des 12 jours qui ont suivi. Il est certain toutefois que ces calculs cachent d’importantes disparités.
On remarque dans le XIXe que les rayons d’alcool des supermarchés semblent se vider plus rapidement qu’à l’accoutumée, et si ce n’est certes pas scientifique, ça doit vouloir dire quelque chose. Dans le Morbihan (département choisi au hasard), le préfet a pris un arrêté pour limiter les ventes d’alcools forts afin de tenter d’endiguer les violences domestiques. « Le duo alcool-confinement fait mauvais ménage. Les violences intra-familiales sur fond d’alcool ont augmenté de 30 % ces derniers jours. Les très nombreuses interventions des forces de l’ordre se font quasi systématiquement sur fond d’alcool. Ce n’est pas supportable, ni pour les victimes, ni pour la société. Nous ne pouvons accepter de telles violences”, a dit le préfet, Patrice Faure, sur les réseaux sociaux.
En effet, ce phénomène social est un indicateur plus sûr des consommations d’alcool que les ventes en supermarché. Selon l’Onu, à Paris, les violences conjugales ou domestiques ont augmenté de 36% depuis le début du confinement. Les tribunaux qui tournent au ralenti donnent d’ailleurs actuellement la priorité à ces faits. La ville de Paris a annoncé le cofinancement de places supplémentaires en centre d’hébergement pour éloigner les conjoints ou pères violents du domicile familial.
Trois procureurs interrogés ici par France 3 confirment que le phénomène est en hausse, avec par exemple à Blois une vingtaine de signalements par semaine contre 15 en temps normal. Dans ce contexte, ce n’est évidemment pas bien de boire de l’alcool. Mais, objectera le confiné paisible, solitaire et dépressif, n’a-t-on pas le droit, nonobstant tout acte de violence, de se pinter un peu la ruche de temps en temps en ce moment, vu l’ambiance ? Tout le monde n’a pas la force de consacrer ses journées aux visioconférences et aux pilates.
Plusieurs arguments médicaux sont à opposer à cette demande qui peut paraître innocente. D’abord, c’est mal connu, boire de l’alcool dégage le terrain pour une offensive plus méchante du Covid. Boire de l’alcool affaiblit le système immunitaire, en effet, comme l’explique ce site médical. Au fil des verres, le service des urgences peut donc se rapprocher et avec lui le respirateur, dont on a environ une chance sur trois de sortir les pieds devant (c’est une statistique un peu cachée que Le Monde a établi ce week-end en enquêtant sur le « meilleur système de santé au monde »).
Par ailleurs, d’une manière générale, l’alcool est mauvais pour la santé. Pas mauvais à fortes doses, à doses moyennes, non : toxique dès le premier verre, ont établi des études récentes venant contredire la légende entretenue de longue date par le lobby de l’alcool, « le vin à petites doses est bon pour la santé », régime crétois et autres sornettes. L’idée d’une dose d’alcool inoffensive est « un mythe », ont asséné les scientifiques qui ont publié cette méga-étude sur des millions de personnes entre 1990 et 2016, qu’on devrait lire avant de plonger dans son verre de confiné.
Et d’ailleurs, comme on parle beaucoup de morts en ce moment, combien de Français l’alcool tue-t-il chaque année ? Plus que le bilan officiel du Covid pour l’instant, bien plus : 41.000 en 2015 par exemple, selon cette étude, dont 16.000 par cancers, 9.900 par maladies cardiovasculaires, 6.800 par maladies digestives et 5.400 par une cause externe (accident ou suicide). le chiffre varie selon les années jusqu’à 50.000.
Voilà encore une réflexion pour le monde d’après : est-il normal que l’Etat protège, et taxe à son profit, comme pour le tabac, une véritable industrie de la mort ? Il est vrai qu’elle fait vivre beaucoup de gens en France, avec un chiffre d’affaires de 22 milliards d’euros en 2013, dont la moitié à l’exportation. Mais c’est peu de choses rapporté à son coût social, estimé à … 240 milliards annuels, en 2010. Voir ce tableau qui détaille les postes accablants de la bouteille, et le prix des litres de pif et de jaja que les Français s’envoient derrière la cravate chaque année, voir les stats ici.

Donc, par voie de conséquence, vous m’avez vu venir : que fait-on enfermés comme des rats depuis 43 jours à lutter (mal) contre une maladie à 0,5% de mortalité, alors que des produits qui tuent au moins autant de gens chaque année et beaucoup plus depuis des décennies sont partie intégrante de nos civilisations, de nos modes de vie, de nos économies ?
On y réfléchira avec une défunte amoureuse de la bouteille, la bien nommée Amy Wihenouse, qui ne voulait pas aller en « rehab », en désintoxication. A sa santé et sa mémoire.