
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, rétrécissement de l’espace du jogging, et du jogging considéré comme un attribut de l’ancien monde
C’était aujourd’hui l’adieu à Paris au jogging et au sport en journée, la mairie et la Préfecture de police ayant décidé d’interdire ces activités entre 10h et 19h, histoire de rendre le confinement plus strict, voir ci-dessous le communiqué sur Twitter. La course à pied ne sera donc plus autorisée qu’aux moments « où l’affluence dans les rues est la plus faible ». Cette décision administrative restreint donc davantage la liberté d’aller et venir, pour la bonne cause sanitaire certes, mais elle interpelle déjà : ne risque-t-on pas, en limitant le jogging à une petite plage horaire, d’avoir embouteillage de coureurs à pied à potron-minet et avant l’heure du dîner ? Et donc d’arriver à l’inverse du résultat escompté ?
Il faudra décidément garder pour des jours meilleurs et lointains un registre des décisions et conseils administratifs de cette période délirante, histoire de faire rigoler un jour nos petits-enfants. (« les masques, c’est pas la peine, mais en fait finalement c’est utile, puis non, en fait c’est obligatoire dans telle ou telle ville », « enfermez-vous à partir de demain midi mais vous pouvez encore entretemps prendre jusqu’à midi un dernier train à Montparnasse pour bien vous y entasser et aller contaminer vos vieux et les autres », « donnez de l’argent SVP pour les hôpitaux où nous avons fermé 4.000 lits depuis deux ans », etc…)
Ne soyons pas trop grinçants toutefois, car il est vrai que les coureurs ont, dans les environs de ma taule ces derniers jours, aux abords du parc des Buttes-Chaumont, sur les bords du canal Saint-Martin, de l’Ourcq et du bassin de la Villette, transformé le confinement en blague photographique pour Chinois de Wuhan.
J’en témoigne, l’embouteillage de coureurs était parfois tel que ces endroits pouvaient ressembler à une des multiples courses avec dossards organisées désormais toute l’année dans la capitale. (il y en a 59 officielles par an, selon ce site spécialisé, avec parfois des participants par dizaines de milliers pour les plus populaires)
On l’a vu encore en ce dernier jour de liberté relative (l’interdiction de courir la journée n’entre en vigueur que le 8 avril, demain, et manifestement les acharnés ont voulu s’en donner une dernière fois). Or, un coureur, ça « excrète » potentiellement du virus, en crachant, postillonnant et en transpirant, soulignent les spécialistes.
A titre personnel, je suis innocent puisque j’ai interdiction médicale de courir depuis décembre, étant donné que la pratique régulière de ce sport m’a provoqué une tendinite et divers problèmes osseux à la cheville droite. C’est l’illustration du premier paradoxe civilisationnel de cette pratique sportive : contrairement à ce qu’on pourrait croire, elle n’est pas si bonne que ça pour la santé, et elle est même très mauvaise. L’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a documenté cette réalité très précisément dans une recherche appelée « Activité physique, contexte et effets sur la santé », voir ce document pour les détails.
Concernant le jogging, la conclusion est accablante. « La course à pieds, un des sports le plus populaire, a été largement étudiée. L’incidence sur une année va de 24 à plus de 50 % de taux de blessés. Elle dépasse même ce chiffre dans de rares études, plus anciennes, qu’il s’agisse de spécialistes de sprint ou de courses d’endurance. (…) La pathologie est essentiellement représentée par des tendinopathies et des syndromes fémoro-patellaires (grave problème de genou – NDLR), sans toutefois négliger les fractures de fatigue qui représentent près de 3 % des accidents déclarés ».
Dans ces conditions, allons-nous nous demander dans cette réflexion systémique que nous permet le fait d’être enfermés comme des rats…. pourquoi courir ?
Tant il est vrai que la perspective d’un monde « d’après » nous donne la possibilité d’un renoncement à tout ce qui ne sert à rien et même peut nuire à autrui, soda en bouteille en plastique, voiture, « bullshit job », libéralisme économique, fraude fiscale et individualisme forcené et méprisant de planqué de la côte. Cette question (« pourquoi courir si on a jusqu’à une chance sur deux de finir sur le flanc ? ») a déjà été posée dans le monde d’avant par certains penseurs, comme ici lors d’une émission sur France Culture en 2017.
Un chercheur en sciences humaines, Jean-François Dortier, qui court lui-même depuis 30 ans et a publié un livre sur le sujet, dit dans cette émission s’être aperçu qu’il était difficile de justifier cet effort pénible, ennuyeux, dangereux et souvent addictif. « Courir est une énigme », dit-il.
C’est un peu le syndrome « Forrest Gump », ce film où le simplet interprété par Tom Hanks en 1994 court pendant plus de trois ans sans interruption et sans raison véritable. Dortier pense que les explications liées au bien-être, à la forme et à la volonté de perdre du poids ou se poser un défi ne tiennent pas vraiment.
Ca ressemble en fait pour certains à une quête de spiritualité dans la souffrance, comme l’a décrit l’écrivain japonais et coureur de fond Haruki Murakami. Besoin de spiritualité attisé par le déclin des religions ? Cette manie planétaire, qui concerne des millions de Français et des centaines de millions d’humains, permet aussi de se libérer de l’immobilité imposé par la civilisation du tertiaire qui a émergé à partir des années 1960-1970. C’est justement la période de l’apparition de ce sport-loisir, né en Nouvelle-Zélande et développé aux Etats-Unis, puis exporté vers l’Europe dans les années 1980, avant de générer un gigantesque business.
Pressentant déjà, et avant la lettre, l’inutilité existentielle de son « bullshit job », le bourgeois américain de la côte est qui fume et boit abondamment tente dans les années 1970 de se protéger des infarctus, sans avoir conscience qu’il se jette dans de nouveaux récifs pour sa santé. Embrayant sur le capitalisme financier à l’américaine, les Européens vont se convertir à cette nouvelle mode, qui était avant le virus au sommet à Paris.
La recherche de la santé s’accompagne désormais, avec l’aide de multiples applications, de la recherche de la performance, où on recense son timing, ses distances, et sa progression, comme à la Bourse et au bureau. Cette typologie économique et sociologique est parfaitement vérifiable dans le quartier des Buttes-Chaumont, où le coureur typique est plutôt un mâle blanc de la classe moyenne. Les gamins des banlieues et des minorités jouent plutôt au football au parc de la Villette.
Le virus mettra-t-il donc fin à cette absurde et dévastatrice course du rat solitaire, emblématique comme on le voit de cette société tournée vers la soi-disant « performance » et une ligne d’horizon floue ? Va-t-on abandonner cette spiritualité de substitution en toc ? Le coureur va-t-il s’arrêter pour regarder autour de lui et se consacrer à sa vie, à ses contemporains et au système ici et maintenant ?
On réfléchira aujourd’hui à ça avec Alain Bashung, qui nous permet d’anticiper sur le déconfinement en nous disant ce qu’il voit comme perspectives dehors.
« Dehors, tout le monde dehors/J’embrase mon terrier, j’annule ma chambre à part/ Je sors me joindre à l’affluence/Posé sur la branche, au risque de me trouver à l’étroit ».
Oh Seigneur,
Donnez moi chaque jour mon Croc de Boucher Quotidien,
Amen
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