
L’ancien Premier ministre cherche à son procès à présenter le député comme un personnage hors-sol, qui serait protégé des poursuites pour détournement de fonds publics par le code pénal et des questions trop précises par le principe de séparation des pouvoirs. Crocs raconte les beaux moments de l’audience où cette stratégie s’est déployée. Elle est appelée à être réemployée compte tenu des zones d’ombre qui demeurent dans l’usage de l’argent public à l’Assemblée et au Sénat, même si elle semble incongrue juridiquement et philosophiquement.
François Fillon et son avocat Antonin Lévy ont de la suite dans les idées. Comme en 2017, ils ont de nouveau soutenu un argument juridique lunaire, au début de l’audience qui vise l’emploi présumé fictif de Pénélope Fillon comme attachée parlementaire, qualifié en détournement de fonds publics par l’accusation. Peu ont relevé l’énormité du raisonnement : un député ne pourrait pas être poursuivi pour détournement des fonds publics qui lui sont confiés, car il ne serait pas concerné par l’article 432-15 du code pénal visant ce délit.
Cet article ne mentionne pas en effet explicitement les parlementaires comme auteurs possibles du délit, mais seulement les personnes « chargées d’une mission de service public », « dépositaires de l’autorité publique », le « comptable public ou dépositaire public ». Pour M. Fillon, un député ne serait donc rien de tout cela. Bizarrerie dans l’incongruité, Me Lévy a soulevé cet argument par le biais d’une « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC), une procédure qui consiste à contester la conformité de la loi qui vous est appliquée avec la Constitution. C’est le gouvernement de François Fillon qui a introduit en 2008 la QPC, et le prévenu connait d’autant mieux cette voie juridique…. qu’il était opposé à sa création, comme le révèle l’ex-président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré dans un reportage du Monde. « (La QPC), je suis contre, c’est une violation de la Constitution, va le dire au président que c’est une absurdité !”, lui aurait alors dit Fillon.
Donc, en résumé, M. Fillon et son avocat ont tenté de faire dire qu’un député ne pouvait pas juridiquement détourner des fonds, par le biais d’une procédure que M. Fillon vomissait. On accordera à Me Lévy que certes, des grands procès s’attaquent parfois par des batailles juridiques obscures, histoire de miner un peu les fondements du dossier, mais on semblait là quand même à l’extrême limite de la posture. D’autant que le tribunal n’a pas eu à se donner trop de mal pour envoyer paître l’ex-Premier ministre. La Cour de cassation a en effet, depuis 2017, déjà statué sur cet argument. Bien que couverts d’hermine démodée, les hauts magistrats lisent souvent le droit avec plus de sens commun que les avocats.
Dans un arrêt rendu en juin 2018 à propos d’une affaire similaire de détournements de fonds au Sénat, les juges suprêmes ont asséné une petite leçon aux parlementaires en leur rappelant le sens de leur mandat : » est chargée d’une mission de service public au sens de l’article 432-15 du code pénal la personne qui accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général ». Le tribunal a repris à son compte cette interprétation. Voilà les points remis sur les I, et au fond, l’enjeu était faible : quoiqu’il en soit, si l’argument stupéfiant « moi, député, je ne suis pas chargé d’une mission de service public » était passé, on aurait quand même pu poursuivre François Fillon pour abus de confiance ou escroquerie.
Pourtant, dans les premières audiences du procès, à voir l’ancien chef du gouvernement prendre avec aplomb à la barre la posture de l’innocent outragé, on a bien senti qu’il y avait dans ce premier round juridique une forme de message subliminal : « mesdames et messieurs les juges, désolé, mais tout cela ne vous regarde pas ». François Fillon le disait à la presse dès 2017 : « personne n’a le droit de juger du contenu du travail des attachés parlementaires. Le député est seul maître du contenu du travail, du lieu de travail, des horaires. En raison de la séparation des pouvoirs personne n’a le droit de contrôler ce travail ».
Il faut en être conscient : si bien des députés ont comparu en correctionnelle depuis le début des « affaires » dans les années 1980, c’est la toute première fois que l’un d’entre eux doit répondre de sa petite tambouille avec l’argent public. Euphémisme : cette intrusion des juges dans les comptes en banque est mal vécue. Le concept de séparation des pouvoirs est donc vu comme une bouée de sauvetage.
Aux procureurs qui s’étonnaient des variations de rémunération de Pénélope Fillon, François Fillon a ainsi opposé plusieurs fois ce principe. « Je n’ai de comptes à rendre à personne sur le choix du niveau de rémunération de mes collaborateurs », a-t-il dit à la barre lors de l’audience du 2 mars 2020 (Penelope avait le plus souvent le maximum, bien sûr). François Fillon a critiqué le fait que l’Assemblée nationale, renouvelée dès le début de la mandature Macron, ait immédiatement voté l’interdiction de l’emploi par les députés de membres de leur famille : « c’est dommage de priver les parlementaires d’une certaine liberté dans leur organisation, leur capacité d’influence et de réflexion en est diminuée ». C’est la nature même des tâches de son épouse qui serait protégée des enquêtes par le principe de séparation des pouvoirs, a ajouté le prévenu. Vu que les tombereaux de pièces versées au dossier pour justifier l’emploi n’ont, c’est peu dire, pas convaincu, (lire ici un compte-rendu sur ce point) mieux vaudrait, c’est sûr, pouvoir se dispenser d’explications.
Le procureur a ironisé : « chaque fois qu’on vous pose des questions un peu trop précises, vous sortez le joker de la séparation des pouvoirs », a dit Bruno Nataf. Il a rappelé à l’ancien Premier ministre qu’il avait été … victime lui-même de cet argument, lorsque l’Assemblée nationale avait refusé, au nom justement de la séparation des pouvoirs, sa demande de verser au dossier un état des députés qui employaient, à l’époque des faits, un conjoint ou un membre de leur famille comme assistant parlementaire. (Ils étaient 20% environ à le faire, selon la presse) François Fillon use aussi beaucoup de l’argument consistant à expliquer que vu que beaucoup de députés faisaient comme lui, il ne voit pas où est le problème.
Mais de quoi parle-t-on exactement avec la séparation des pouvoirs ? Sans verser dans un cours de philosophie, il convient tout de même de se souvenir d’un principe de base : si les philosophes du XVIIIe ont estimé que les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire devaient être séparés (et non réunis en un seul personnage institutionnel comme sous la monarchie), c’est d’abord pour éviter les abus. On lira ici sous ce lien un petit résumé officiel des fondements de ce principe. Il s’agit « de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de missions souveraines ». Certes, l’acception française de ce principe serait plus restrictive en France que chez les Anglo-saxons avec leurs « checks and balances » (système de contrôle réciproque et d’équilibre), fait valoir Me Lévy. Il sera cependant difficile de soutenir que la séparation des pouvoirs consisterait à empêcher des juges de vérifier si un député s’est ou non mis de l’argent public dans la poche. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir », écrivait Montesquieu.
Pourtant les parlementaires français ont depuis la Révolution une autre conception de la séparation des pouvoirs qu’on pourrait résumer prosaïquement ainsi, dans une prose moins fleurie que celle du grand philosophe : « circulez , les juges, y’a rien à voir ». Ou encore par ce résumé ironique d’un magistrat : « la loi s’applique modérément à moi et je fais ce que je veux de l’argent ». Les pouvoirs seraient tellement séparés qu’ils ne devraient jamais se rencontrer, chacun traçant sa route dans son couloir comme des spécialistes du 100 mètres. Philosophiquement, on osera écrire que c’est bancal : pourquoi séparer des pouvoirs si c’est pour qu’ils dérapent chacun dans leur coin sans que les autres puissent y mettre leur nez ? Financièrement, on comprend mieux qu’on puisse défendre cette idée.
De quoi parle-t-on dans le dossier Penelope ? D’un travail rémunéré sur plusieurs périodes de 1981 à 2013, et qui aurait rapporté dans les deux millions d’euros au total, dont plus d’un million, non couvert par la prescription, est réclamé à François Fillon et son suppléant Marc Joulaud (employeur de Penelope de 2002 à 2007) par l’Assemblée nationale, partie civile. La « séparation des pouvoirs » stricte à la française et la liberté laissée au député pour définir les missions de ses collaborateurs ont abouti à ces contrats de Penelope dès les années 1980, décrits ci-dessous dans cet extrait de l’ordonnance de renvoi. Les travaux sur le « bocage sabolien » et « l’organisation du secrétariat » ont fait l’objet de beaucoup de discussions à l’audience, on l’imagine. (le Smic était aux alentours de 3.000 francs en 1982)

Les deux enfants du couple Fillon Charles et Marie, employés au Sénat en 2005-2007, ont aussi perçu chacun 47.000 euros (des montants également retenus comme détournement de fonds contre François Fillon) Ces montants astronomiques dans un pays où le salaire mensuel médian est à 1.700 euros nets sont toujours distribués à l’Assemblée.
Un député dispose de 7.240 euros bruts mensuels d’indemnités (avec des rallonges pour les vice-présidents, questeurs et présidents de commissions), plus 5.373 euros par mois d’avance de frais (le remboursement sur justificatif est encore impensable en ces lieux), plus 10.581 euros pour rémunérer de un à cinq collaborateurs de son choix, plus divers moyens et facilités mis à sa disposition pour son travail, ses déplacements, ses séjours. Voir ici l’intégralité de ce dispositif. Il sera quand même difficile de prétendre juridiquement que la séparation des pouvoirs devrait empêcher un juge de vérifier que ces fonds sont utilisés conformément à leur objet, le travail parlementaire. Même si le « déontologue » de l’Assemblée (un personnage rattaché à l’institution) est censé depuis 2019 contrôler les frais de manière ponctuelle et aléatoire, par tirage au sort, il n’est pas certain que ce dispositif empêche tous les abus, dira-t-on poliment.
Le colossal sujet des sociétés de conseil avec lesquelles les députés de la nation facturent des prestations intellectuelles ou des conférences à des entreprises privées est par ailleurs toujours ouvert. Il est en effet possible de le faire si la société de conseil a été créée avant l’élection, et c’est ainsi un véhicule pour monnayer son carnet d’adresses. Dans le dossier Fillon, il est apparu que l’ex-Premier ministre avait eu largement recours à ce procédé fructueux, avec sa société « 2F » créée en 2012, ainsi que l’explique l’ordonnance de renvoi ci-après (les juges ont renoncé à poursuivre ces faits tout en soulignant leur intérêt quant au « rapport à l’argent » de François Fillon.
On lira avec intérêt ici tous ces petits calculs mesquins de ces satanés petits juges, adeptes de l’acception qu’on baptisera « Montesquieu strict » de la séparation des pouvoirs, et on se dira pour finir que l’application des grands principes, ça permet souvent de belles découvertes.


