
Le procès par défaut à Paris du Britannique Ian Bailey pour le meurtre de Sophie Toscan du Plantier, en 1996 en Irlande, a montré l’absurdité de la procédure irlandaise qui a conduit à refuser des poursuites. Aujourd’hui, Dublin semble déployer toute son énergie pour… sauver le condamné.
Dans la verte campagne irlandaise, on peut parfois, au hasard d’un chemin, croiser un témoignage particulier de l’indicible souffrance historique subie ici. Il s’agit d’étranges monuments biscornus et inutiles, obélisque, pyramides, tours, … dispersés partout en Eire. Baptisés « irish follies », ils furent édifiés pendant la Grande Famine, provoquée par une maladie de la pomme de terre, qui fit un million de morts et jeta des millions d’autres Irlandais sur la route de l’exil entre 1845 et 1852. L’empire britannique, alors puissance coloniale de l’Irlande, voulut bien aider les affamés… mais à condition qu’ils travaillent afin de « conserver leur dignité ». C’est ainsi que des centaines de milliers d’Irlandais désespérés furent contraints d’élever ces édifices devenus monuments à l’absurdité et à la cruauté. (voir ici : https://www.amusingplanet.com/2017/10/irelands-famine-follies.html)
Leur image traversait curieusement l’esprit cette semaine de mai 2019 tandis qu’on assistait à Paris au procès par défaut du Britannique Ian Bailey, 62 ans, accusé du meurtre de la Française Sophie Toscan du Plantier le 23 décembre 1996 dans la province de Cork, dans le sud-ouest de l’Irlande. Quatre jours durant lesquels, depuis l’île de la Cité, les magistrats français ont exploré virtuellement la campagne irlandaise, théâtre de ce crime atroce. La cour a rappelé à l’Irlande de quel meurtre on parlait en projetant, comme c’est l’usage, les photos de la scène de crime : Sophie a eu le crâne fracassé avec une violence inouïe par une pierre et un parpaing d’une dizaine de kilos, en contrebas de sa maison isolée située à 5 km du bourg de Schull
Les magistrats français ont croisé sur cette lande irlandaise ce qui peut être vu comme la résurrection contemporaine des « irish follies », une sorte de monument dédié à l’injustice et à l’incurie : le dossier construit par la justice locale… en faveur de l’accusé Ian Bailey, jamais poursuivi en près de 23 ans, et aujourd’hui même défendu de facto, on lira plus bas comment, par l’Etat irlandais.
Oui, Dublin met toute son énergie à sauver un criminel, qui le nargue en se donnant en spectacle de multiples façons. Pourquoi ? Partons pour une balade triste dans cette « Irish folly » et cette histoire française vertigineuse, qui va continuer à se jouer entre la verdoyante campagne de Cork avec la maison des Toscan donnant sur l’océan, et le vieux palais de justice de l’île de la Cité.

Criminel, Ian Bailey, 62 ans, l’est devenu officiellement aux yeux de la justice française ce 31 mai 2019, avec sa condamnation par défaut à 25 ans de réclusion criminelle par la cour d’assises de Paris. Ni le Britannique, qui réside toujours en Irlande près de Cork, ni ses avocats ne sont venus aux quatre jours d’audience à Paris. Ils ont déclaré ce procès illégitime.
Le Britannique purgera-t-il un jour sa peine ? Rien n’est moins sûr, mais il n’est pas question pour l’avocat général Jean-Pierre Bonthoux, auteur d’un réquisitoire acéré où il avait requis une peine de 30 ans, d’abandonner. « Ce procès n’est qu’une étape. J’espère un jour voir M. Bailey devant cette cour », a dit Bonthoux quand il a fini de récapituler les lourdes charges pesant sur le dos de l’accusé. Un « couard », a dit le magistrat français. « C’est le même mot qu’en anglais, coward ».
Pendant les quatre jours d’audience, Bailey, croit savoir la partie civile, était filmé en Irlande par des journalistes qui le faisaient réagir en temps réel aux développements du procès parisien. Une mise en scène de sa propre affaire dont le Britannique est coutumier. L’homme, un marginal porté sur la bouteille et journaliste très occasionnel à l’époque des faits, semble avoir trouvé un sens à sa vie avec ce crime. On conçoit que le personnage d’innocent victime d’un acharnement judiciaire est plus facile à assumer que celui de psychopathe.
On peut le voir ici réagir au verdict de Paris, en se plaignant notamment des sanctions financières ordonnées : « le seul bien que j’ai, c’est mon génie ». https://www.irishtimes.com/news/ireland/irish-news/ian-bailey-back-selling-pizza-and-poetry-in-schull-after-conviction-of-murder-in-paris-1.3912438
On l’a vu avant l’audience dans un autre documentaire tournée pour TF1, vendant ses pizzas au marché, marchant dans sa maison, et assis tranquillement à expliquer qu’il est innocent. Il y a quelques années, il a aussi étudié le droit pour donner ensuite des conférences sur le thème… de l’erreur judiciaire. Il a aussi poursuivi plusieurs journaux irlandais pour diffamation , et même ensuite l’Etat et la police irlandaise, en avançant la thèse d’une conspiration contre lui pour le déclarer coupable. A chaque fois, il a perdu du fait de décisions de jurys populaires, et pas qu’un peu : les juridictions irlandaises ont retenu que pas moins de 21 témoignages recueillis durant l’enquête l’accablaient, ainsi que certains éléments matériels.
C’est là que pointe « l’irish folly » de ce dossier : si la justice irlandaise semble considérer Bailey comme un criminel et un menteur dès qu’elle est saisie au niveau d’une juridiction civile, elle lui déroule le tapis rouge en ce qui concerne le traitement pénal du crime lui-même. Le DPP (« director of public prosecutions », équivalent du procureur français mais avec un rôle très différent) a en effet estimé que le dossier d’enquête réunie par la Garda, la police irlandaise, n’était pas suffisant. Il a donc refermé l’affaire en 2008, définitivement pour l’Irlande, au bénéfice d’un raisonnement lorgnant cette fois plutôt du côté des Monty Python britanniques.
L’avocat général Jean-Pierre Bonthoux, qui n’est toujours pas revenu de la lecture du rapport du DPP versé au dossier français, en a fait une analyse grinçante dans son réquisitoire. « Un document ni daté, ni signé, avec une méthodologie étrange. On pourrait croire qu’il provient d’un avocat de la défense ». Le travail du procureur irlandais (qui lit le dossier sans avoir participé à l’enquête et sans jamais être allé sur place afin de décider s’il poursuit) consiste en effet à prendre un par un tous les nombreux éléments à charge contre Bailey, et à conclure à chaque fois qu’ils ne valent rien.
Exemple particulièrement frappant : six témoins ont vu Bailey, à une distance d’un mètre, jouer de la musique bras nus dans un pub le 22 décembre 1996, quelques heures avant le meurtre donc, jusqu’à passé minuit. Aucun n’a alors remarqué de griffures sur ses avant-bras ni sur son visage (un seul fait état d’une seule griffure sur le dos d’une main). Or, le matin du crime, on sait que Bailey avait des griffures très profondes sur les deux bras ainsi qu’une blessure profonde au-dessus de l’oeil. Sa compagne a dit les avoir vues le matin du 23, au réveil. Les policiers venus le voir pendant l’enquête de voisinage ont dessiné ces marques.
Des blessures très similaires ont été constatées sur le corps de Sophie Toscan. Elles provenaient des buissons épineux rencontrés pendant une probable fuite. Bailey, interrogé sur ses blessures, a menti : il a dit à sa compagne (selon sa déposition) que sa blessure au visage provenait d’un bâton, puis a expliqué aux policiers que les griffures provenaient toutes d’incidents lors de la coupe d’un sapin et de la révolte d’une dinde mise à mort pour Noël. Or il est certain que ces événements sont postérieurs à la soirée du pub où il n’avait aucune de ces traces. Ne serait-ce pas une charge, même pour un juriste amateur ? Selon le DPP, non. Ce n’est pas significatif, dit-il, et de toute façon les blessures de Bailey ne peuvent provenir des buissons épineux de la maison Toscan, qui « coupent comme des lames de rasoir ». On ne sait toujours pas aujourd’hui comment il l’a su, étant donné qu’il ne s’est jamais rendu sur place. Jean-Pierre Bonthoux lui a répondu à distance : « Bailey nous prend pour des dindes, mais ça ne marchera pas ici ».
Autre exemple : le fait que Bailey ait avoué le crime en quatre occasions lors de conversations privées à pas moins de cinq personnes distinctes, dans la période 1997-1998. « Je l’ai fait, je suis allé trop loin », a-t-il notamment dit en pleurant à un couple d’amis lors d’un dîner où il n’avait été question que du crime. Ca a jeté un froid au point que le couple s’est rendu de suite à la police raconter l’échange. Une autre fois, il a dit qu’il avait commis le crime à la rédactrice en chef d’un journal pour lequel il écrivait (comme pour d’autres) des articles très bien informés sur le crime, et évoquant une « piste française » imaginaire. Une autre fois encore, il a dit à un adolescent de sa connaissance : » « Je suis allé là-bas et j’ai fracassé son putain de cerveau avec une grosse pierre ». On en passe. Une charge pour le DPP ? Pensez donc, pas du tout. C’était de « l’humour noir » ou de « l’émotion extrême », a-t-il dit.
Inutile de dire que le DPP ne s’est pas arrêté davantage sur la manière dont Bailey s’est embourbé dans ses versions successives. Placé en garde à vue en 1997 puis une deuxième fois en 1998 avec sa compagne, il a d’abord dit qu’il était allé la soirée du 23 dans un autre pub que celui où il se trouvait. Puis il a raconté s’être couché après la soirée avec sa compagne, retrouvant le souvenir du « bon » pub. Puis il a admis être sorti après cette soirée, pour prétendument écrire un article dans un autre logement (non chauffé et non éclairé) situé près de chez Sophie. Quant à sa compagne, elle a d’abord dit qu’il n’était pas sorti, puis a admis le contraire. Pas d’une limpidité totale et aucun alibi, donc, pour l’heure du crime. Mais pour le DPP, ce n’est pas un charge.
Pour le DPP, il n’est pas question d’évoquer la personnalité de Bailey non plus, c’est presque une hérésie dans le système accusatoire à l’anglo-saxonne. Pourtant, il est difficile de considérer comme anodin le fait qu’il avait envoyé à l’hôpital sa compagne Jules quelques mois avant les faits (il avait fallu l’opérer pour lui reconstruire la mâchoire). Il n’est pas anodin non plus de relever que dans son journal, Bailey a admis par écrit qu’il avait voulu la tuer. Il n’est pas banal de noter qu’à part ça, on a saisi chez lui « 300 pages d’obscénité dans son journal intime », a dit l’avocat général français. Par exemple, il y calcule mathématiquement la quantité totale de sperme éjaculée depuis son enfance.
Pas question non plus pour le DPP de prendre en compte le témoignage de Marie Farrell, qui d’abord anonymement puis sur procès-verbal, a déclaré qu’elle avait vu Bailey sur la lande irlandaise près de la scène de crime, la nuit du meurtre. C’est vrai, elle s’est rétractée en… 2006, après être restée dix ans dans une position à charge. Bailey – c’est documenté au dossier – l’a menacée de mort, harcelée, poursuivie en justice. Elle a quitté l’Irlande pour l’Australie.
Si on ajoute à tout cela le fait que plusieurs témoignages établissent que Bailey a menti en disant qu’il ne connaissait pas Sophie, et surtout qu’il était au courant dès le matin du 23 qu’une Française avait été tuée (alors que la radio locale ne l’a annoncé qu’en début d’après-midi), ça fait un dossier dont rêveraient bien des procureurs dans le monde pour accuser un suspect. Pas le DPP irlandais, qui y a vu juste des motifs de l’envoyer à la poubelle, sans – il faut le souligner – jamais demander qu’on explore une autre piste. Normal, il n’en existe pas, la piste française imaginaire d’un amant jaloux ayant été purgée dès 1996.
Alors certes, le jour de la découverte du corps, le médecin légiste irlandais faisait ses courses de Noël. Sophie pouvait donc bien attendre : son corps martyrisé est resté 34 heures sur la lande, sous un bâche. Passé ce délai, il n’y avait plus aucune chance d’y retrouver les traces biologiques de l’assassin, compte tenu du fait qu’en plus, en 1996, les techniques de recherche d’ADN n’en étaient qu’à leurs débuts. Il n’y a eu aucune recherche sur la scène de crime, le dossier remis à Paris ne comporte aucun procès-verbal de recherches ou de constatations sur les scène de crime, par exemple sur les ronces. Il n’y avait eu aucun crime en cet endroit depuis … 1922 et donc les policiers locaux ne connaissaient strictement rien aux techniques d’enquête criminelle. C’est un autre élément de cet « irish folly », qui permet au DPP de considérer définitivement Bailey comme blanchi. Pour Jean-Pierre Bonthoux devant la cour, toutefois, « il faudrait tout de même discuter de ce qu’on appelle une preuve ». Pour lui, tout ce qui a été rejeté constitue bel et bien des « preuves ».
Alors, que va-t-on faire désormais de ce cauchemar franco-irlandais ? S’il était remis à la France un jour, Bailey pourrait demander un nouveau procès au même stade de la première instance. Un mandat d’arrêt européen ayant été délivré par la cour d’assises, la Cour suprême irlandaise va devoir dire à nouveau si – comme c’est normalement quasi-automatique dans cette procédure simplifiée entre membres de l’UE – le condamné est remis à Paris. La même Cour suprême a déjà refusé deux fois pourtant, en 2012 et 2017, en invoquant notamment le fait que la disposition française qui permet de poursuivre ce crime commis à l’étranger sur une Française n’existe pas en droit local.
Cette fois-ci, cet aventureux raisonnement juridique sera peut-être un peu plus délicat à tenir, le dossier ayant connu évidemment une publicité fâcheuse pour Dublin pendant ces quatre jours d’audience publique. Il est possible cependant de suspecter que l’arrêt qui enverra les magistrats français sur les roses est déjà en construction. Ainsi, la citation que la cour a envoyé à Bailey en Irlande ne semble pas lui être parvenue. Expression ultime de « irish folly » : Dublin a demandé à Paris, avant de transmettre sa citation à Bailey, de garantir qu’il ne serait pas poursuivi en France pour autre chose que le meurtre… Pour Jean-Pierre Bonthoux, il s’agit d’une entrave manifeste à la tenue du procès à Paris, que Dublin ne digère pas.
Sur les trente témoins irlandais convoqués, seuls deux (attestant des aveux de Bailey lors de conversations privées) sont venus à Paris, autre bizarrerie. Les policiers irlandais qui ont fait l’enquête n’ont pas reçu les convocations, pourtant envoyées au commissariat, parait-il. Tout se passe ainsi comme si l’Irlande avait voulu retirer toute légitimité au procès de Paris, afin de préparer l’arrêt de la Cour suprême qui refusera une fois de plus la tenue d’un « vrai » procès pour Bailey.
Dublin devrait pourtant se méfier. Les dizaines de membres de la famille de Sophie et ses proches, regroupés dans une association (http://assoph.org/assoph.org/Accueil.html) n’entendent pas abandonner. Comme les monuments absurdes du XIXe siècle, le dossier Toscan risque bien de souiller pour toujours la mémoire irlandaise.
(On lira ici la feuille de motivation très circonstanciée de l’arrêt de la cour d’assises de Paris :