Jours d’après en Hongrie, « Viktator » vitrifie, les Hongrois marchent

 

Après le triomphe électoral du nationaliste Viktor Orban dimanche 8 avril en Hongrie, les médias français ont abandonné le terrain. Dommage, puisqu’entre critiques de l’OSCE et allégations de fraude au scrutin, fermetures de médias indépendants, publication de listes « d’ennemis du régime » et débandade étrange du dernier carré des opposants, c’est un épisode inédit de l’Histoire de l’Union européenne qui se joue. Une manifestation massive des opposants à Orban s’est déroulée à Budapest samedi 14 avril.

« Mi vagyunk a töbsség ! » (« Nous sommes la majorité »). Des dizaines de milliers, peut-être 100.000 personnes ont manifesté samedi à Budapest, drapeaux européen et hongrois en mains, pour montrer qu’ils étaient encore là, et demander parfois un nouveau vote, un nouveau système, une presse libre, une « vraie démocratie ».

C’était un moment étrange que cette manifestation qui suit un triomphe électoral qui aurait dû clouer le bec aux vaincus. C’est le contraire qui se produit, comme si ce raz-de-marée sur fond de propagande raciste et complotiste avait soulevé le coeur de la fraction de la population hongroise qui ne s’y reconnait pas.

« On n’interdit pas le peuple' », « Plus d’UE, moins d’Orban », pouvait-on lire sur les pancartes. L’un des derniers quotidiens indépendants, Népszava, raconte cette journée particulière ici.

Cette manifestation semble avoir été organisée spontanément, hors de toute direction politique, les partis d’opposition hongrois étant « à la rue » aussi, mais d’une autre manière : leurs leaders se débandent après une campagne calamiteuse (on lira plus bas). C’est donc une révolte de la population « anti-Orban » désorganisée, sans programme et sans leader.

Tout cela fait suite à une campagne sans grande surprise, où la Hongrie semblait pourtant résignée. Le nationaliste hongrois Viktor Orban a remporté avec son parti le Fidesz, aux couleurs oranges, une écrasante troisième victoire consécutive aux élections parlementaires du 8 avril. Le Parlement hongrois a désormais cet allure  :

Avec un peu plus de 48% des voix (et une participation record de presque 70%), Orban obtient une majorité des deux tiers, qui lui assure donc une maîtrise absolue des institutions et lui donne le pouvoir de réformer la Constitution.

Il l’avait déjà obtenue en 2010 et 2014 et c’est ainsi qu’il a une première fois, justement, changé les règles (supprimant au passage le nom de ‘République’) et instauré un mode de scrutin qui lui est ultra favorable : son parti, dominant relativement l’échiquier politique n’a pas à affronter une coalition d’opposants, puisqu’il n’y a qu’un seul tour dans les 106 circonscriptions. Circonscription par circonscription, la carte hongroise 2018 a donc cette allure :

On voit qu’il n’y a qu’à Budapest, où Orban est détesté, que l’opposition (en rouge socialiste, vert écologiste, et bleu ou brun divers droite ) a mis un pied (même si elle s’est débrouillée par ses bisbilles pour perdre des sièges très gagnables).

 

Sur le scrutin de liste qui sert à désigner les 93 députés restants, l’opposition, éclatée entre extrême-droite recentrée (Jobbik, près de 20%), PS et affiliés (12,5%), écolos (7%) et une tripotée de petits partis, a pris un bouillon aussi.

Ca commence donc à faire beaucoup d’orange, mais on opposera que l’opposition étant nulle et divisée, c’est bien fait pour elle. Circulez, il n’y a que Orban à voir, et la démocratie autoritaire (qu’on aime appeler en France par le terme orbaniste « illibérale », qui lui sert à relativiser son entreprise, le mot ‘libéral’ étant à ses yeux une insulte) a le vent en poupe. Tous les médias français ont donc pour l’heure tourné les talons. C’est vraiment dommage, car il s’en passe, des choses, dans ces jours d’après.

D’abord, fait exceptionnel pour un membre de l’Union européenne ayant ratifié la Convention européenne des Droits de l’Homme, les observateurs indépendants de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) ont rendu un rapport assez accablant, qu’on pourra lire ici en anglais, sous le lien.

OSCE

Ils soulignent un fait majeur du scrutin, peu relevé dans les médias français et européens où on est habitué à des moeurs électorales plus tranquilles : la quasi-totalité des médias traditionnels, presse écrite et audiovisuelle, a non seulement fait campagne pour le Fidesz, mais est même parfois allée jusqu’à lui déclarer son allégeance. Après diverses opérations de rachat ou de fermeture, opérés sous la direction du gouvernement avec l’instrument de la publicité, ils sont en effet aux mains du pouvoir directement, ou dans celles d’oligarques qui revendiquent leur proximité avec le Fidesz.

On lira ici le grave constat selon lequel la compétition ne s’est pas déroulée de manière équitable.

 

Une internaute s’était amusée à faire une revue de presse des « unes » des journaux régionaux hongrois dimanche, jour du scrutin, et voici le résultat ci-dessous :

 

On regardera aussi avec intérêt ces amusants enregistrements de vedettes de la télé locale, qui appelaient avant le scrutin, dans un véritable clip électoral, à voter Orban pour le « bonheur » et la « sécurité » du pays. Même les non-magyarophones comprendront le message, à partir de 30″. On termine par un placard : « toi aussi, vote Viktor Orban ». Enfin du journalisme clair et direct. Au moins en Hongrie, les dépenses de l’Etat pour l’édification du peuple ne sont pas jetées par la fenêtre.

 

C’était assez connu en Hongrie, mais le Guardian l’a documenté, les journalistes sont contraints dans ces médias « orbanisés » de monter en épingle ou carrément d’inventer des histoires de migrants diaboliques pour faire peur au Magyar de base.

L’OSCE souligne aussi les insistantes et massives campagnes racistes et de « fake news », financées sur fonds publics, où le pouvoir Orban n’a pas hésité à présenter le milliardaire américain de culture juive Georges Soros comme l’âme d’un complot visant à noyer la Hongrie sous l’immigration musulmane, comme dans l’affiche ci-dessous. (« ne laissez pas Soros rire à la fin »).

Une pétition a d’ailleurs été adressée en vain à l’entreprise française Decaux pour lui demander d’arrêter d’afficher les campagnes gouvernementales utilisant des photos de foules de migrants supposées déferler sur le pays et barrées d’un panneau « Stop », voir ici

Outre le rapport OSCE, le gouvernement Orban doit aussi « affronter » des accusations de fraude développées par le site magyarophone Index.hu, relayées par le site d’apposition en anglais Budapest Beacon, voir ici. Dans des zones rurales, un nombre anormal de votes  pour l’opposition a été annulé. Quelquefois aussi, les chiffres diffèrent entre les votes par liste et dans la circonscription (les Hongrois votent donc deux fois dans ce scrutin mixte), ce qui peut arriver, mais pas dans de telles proportions. Après cela, d’ailleurs, le Budapest Beacon a annoncé vendredi 13 avril (ça doit porter malheur) qu’il interrompait son activité d’agrégation d’informations sérieuses, qui n’est plus possible, vu que les sources se tarissent, dit-il, voir ici.

Avancées par des électeurs et des opposants, d’autres rumeurs encore non vérifiées d’organisation du vote massif par « charters » de retraités ou de membres de la minorité hongroise d’Ukraine (Orban a donné le droit de vote à des centaines de milliers de membres de minorités magyarophones des pays limitrophes) circulent aussi. Hir TV, ultime média télévisé d’opposition, a ici documenté une affaire de bus spécialement affrété depuis l’Ukraine pour le vote Fidesz.

L’OSCE souligne par ailleurs dans son rapport que des communautés tziganes misérables de l’est du pays, qui dépendent des aides des autorités locales pour leur subsistance, se voient fortement tordre le bras pour voter Fidesz.

La presse hongroise n’a pas eu trop le loisir de se pencher sur ces faits un peu fâcheux et sur ces graves accusations, puisqu’elle a vu deux des rares médias encore indépendants annoncer leur fermeture dès le surlendemain du scrutin, mardi. Il s’agit de Magyar Nemzet, un quotidien de 80 ans d’âge , dont on voit la triste « Une » ci-dessous, passé dernièrement dans l’opposition à Orban et de Lanchid Radio.

Ils appartiennent à Lajos Simicka, homme d’affaires jadis proche de Orban, passé dans l’opposition et qui évoque désormais des problèmes financiers. On lira ici un article du Monde sur cet épisode. 

Le scrutin de dimanche semble désormais plonger le pays dans un état de sidération mêlé de terreur. Comme pour les oligarques de la presse, le slogan de l’opposition hongroise est désormais « courage, fuyons ».

Après leur déroute, les principaux leaders des partis d’opposition ont démissionné : Gabor Vona (Jobbik) qu’une des « fake news » diffusées par la presse aux ordres présentait comme homosexuel (ce qui est vu comme infamant, donc)  et le leader socialiste Gyula Molnar cesseront de diriger leurs partis, sans avoir pris le temps d’organiser la succession.

Dans un pays où, en 1956, les Hongrois affrontèrent presque à mains nues les chars soviétiques, la piteuse débandade de l’opposition prend des tours ridicules. Comme quand par exemple, l’écolo-centriste Gergely Karàcsony, pourtant élu au Parlement, annonce dans le journal Népszava…. qu’il n’y siégera pas. Merci pour les 52% de Hongrois qui n’ont pas voté Orban (deux tiers si on compte les abstentionnistes) et qui sont donc livrés à eux-mêmes face au rouleau compresseur.

Avec dans l’opposition de belles figures résolues comme Karàcsony, Orban peut en effet dérouler le programme dévastateur qu’il a clairement annoncé avant le vote, en bon autocrate. Il entend faire voter dès le mois de mai un projet de loi baptisé « Stop Soros », où il se propose d’imposer aux ONG étrangères de telles conditions d’enregistrement et de fonctionnement qu’elles risquent de facto de devoir quitter le pays.

Pendant la campagne, Orban avait déclaré avoir « 2.000 ennemis » et se proposait de leur faire la peau (politiquement et socialement, avait-on alors compris). Dans un meeting, neuf jours avant les élections, il avait dit : « en Hongrie, environ 2.000 personnes rémunérées travaillent pendant la campagne électorale pour renverser le gouvernement et installer un nouveau gouvernement pro-immigration acceptable par George Soros ».

Les intéressés en savent un peu plus, puisqu’une des télés pro-Orban a publié quelques noms et quelques visages, au lendemain du scrutin, avec les noms de leurs organisations.

Il y a eu quelques jours plus tard davantage d’information grâce à Figyelö, un hebdomadaire tombé dans le giron des pro-Orban. Il a publié jeudi une liste de 200 noms, des journalistes, des militants d’ONG et des enseignants. L’entreprise, étrange, semble un peu précipitée. Le pouvoir de nuisance réel ou supposé de certaines des personnalités ainsi accusées est limité, vu qu’ils sont… morts. Les  » journalistes » expliquent cependant que la liste n’est pas close, d’autant qu’il est selon eux difficile d’identifier tous les hommes de Soros en Hongrie, parce qu’eux-mêmes quelquefois ignoreraient qu’ils sont en réalité payés par les fonds qu’il verse.

Ce léger incident démocratique, le pilori médiatique pour des personnes désignées plus ou moins arbitrairement comme relevant d’une sorte de catégorie d’ennemi du peuple, a été peu relevé dans la presse française, sauf ici sur le site du Monde .

De facétieux blogueurs anglophones, versés dans le fonctionnement du régime estiment que, si ça se trouve, Orban n’a même pas vraiment demandé cette liste. En effet, désormais, dans le climat de servitude qui prévaut, certains s’emploient à devancer ses désirs.

L’une des prochaines cibles de Orban (et l’un des lieux où ont été puisés quelques noms d’ennemis du peuple supposés) est en tous cas la Central europe university, créée en 1994 et financée par George Soros, et qui accueille aujourd’hui des étudiants et enseignants de 117 pays, avec des bourses et des logements fournis aux jeunes les plus défavorisés.

L’histoire mérite d’être racontée : Avant l’élection, en 2017, Orban, qui présente la CEU comme une sorte d’officine libérale destinée à le combattre, a fait voter une loi par ses « godillots » du Parlement obligeant toute université étrangère implantée en Hongrie à avoir un établissement dans son pays d’origine.

Les protestations internationales et une manifestation de 70.000 personnes à Budapest ont obligé Orban à temporiser et à envoyer un représentant négocier avec l’Etat de New York un accord. Finalement, la CEU a prévu d’ouvrir un établissement aux USA et se trouve donc en règle avec la loi, toute absurde qu’elle soit au regard de la liberté académique. Orban a pourtant refusé de le ratifier, attendant probablement sa victoire de dimanche pour faire la peau à l’établissement.

Plus courageux que les dégonflés des partis d’opposition, le recteur, le Canadien Michael Ignatieff, promet qu’il défendra les valeurs de la « open society » chère au fondateur Soros – qui n’est pas son patron, précise-t-il. « C’est plus urgent que jamais », écrit-il ici.

La CEU a vivement réagi le 12 avril à la publication de la liste des supposés « mercenaires de Soros » dans Figyelö, où figurent quelques-uns de ses enseignants. C’est « méprisable », écrit-elle dans le communiqué à lire ci-dessous. Elle met au défi Orban de signer enfin l’accord pour son maintien à Budapest.

communiqué CEU Figyelö

En France, où Emmanuel Macron n’a jamais eu un mot ni pour défendre la CEU ni pour condamner les délires et la propagande du régime Orban, le message ne semble pas encore être passé. En Europe non plus.

Le Parti populaire européen (groupe de droite au Parlement de Strasbourg qui continue d’accepter le Fidesz malgré ses dérives) et en France le parti LR, comme on lit ici, avec son président radicalisé Laurent Wauquiez se félicitent de son succès, pour de sombres motifs politiciens. Et aussi parce qu’au fond, ces partis eux aussi flirtent de plus en plus avec l’extrémisme anti-migrant, en mode « grand remplacement ».

A droite donc, comme à gauche où on se désintéresse de la Hongrie, chacun attend peut-être que le pire du pire arrive. Comme s’il n’était pas encore sûr.

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