La multiplication des poursuites sur de « petites » infractions terroristes comme la consultation de sites internet islamistes se poursuit, même si le Conseil constitutionnel a tenté de lui donner un coup d’arrêt. Certains avocats et magistrats dénoncent une dérive vers une justice « préventive » qui viserait à empêcher d’hypothétiques infractions futures.
En ce jour de terrorisme à la 16e correctionnelle de Paris ce mardi 7 février, l’ambiance est un peu étrange. Certes, le rituel, service d’ordre massif et molosses de la gendarmerie, est au rendez-vous, mais les prévenus du jour font pâle figure : trois jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, efflanqués vont comparaître libres, et ils sont venus avec leurs parents, comme des collégiens au conseil de discipline.
Ils inaugurent une nouvelle journée correctionnelle dédiée chaque mois aux « petits » terroristes. Le tribunal de Paris a décidé de traiter ces dossiers selon une procédure directe et simplifiée à l’extrême, sans enquête détaillée, sur la seule base des éléments réunis juste après l’arrestation.
Il s’agit d’éviter l’orientation vers l’enquête au parquet ou à l’instruction, où une vingtaine de magistrats spécialisés croule actuellement sous une masse d’affaires de « vrais » terroristes. (Au pôle antiterroriste de Paris, il y avait en janvier 384 procédures ouvertes avec 1.236 personnes mises en examen ou recherchées, de « vrais » terroristes)
Le président du tribunal de Paris Jean-Michel Hayat avait annoncé la création de ce circuit court pour « petits » terroristes lors d’un discours prononcé à l’occasion de la cérémonie de rentrée solennelle, à lire ci-dessous. Il vise la consultation de sites, l’apologie de terrorisme, les problèmes liés à la détention notamment
Pour inaugurer cette voie rapide, se présente ce mardi à la barre Raphaël, 18 ans. C’est un lycéen qui vit chez sa mère, longiligne et sobrement vêtu. L’enquête d’un juge belge a conduit à un groupe de discussion sur Whatsapp où il apparaissait. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé ici, poursuivi pour des faits de « consultation habituelle » de sites incitant au terrorisme, délit créé l’an dernier et passible de deux ans de prison.
Raphaël a téléchargé sur son téléphone et son ordinateur des centaines de photos et vidéos liées à l’Etat islamique, un catalogue d’abominations et d’appels aux meurtres. L’historique de ses conversations montre une adhésion aux thèses islamistes. D’une voix blanche, l’air pétrifié, il répond aux questions de la présidente : « je voulais combattre pour l’Etat islamique », « je voulais faire un bain de sang ». Mais maintenant, assure-t-il d’une voix monocorde, c’est fini.
La présidente, perplexe : « est-ce que vous comprenez pourquoi, aujourd’hui, les gens sont un peu inquiets avec ceux qui, comme vous, consultent les sites ? ». Silence. Il écope de 18 mois de prison dont 8 avec sursis et trois ans de mise à l’épreuve.
Lui succède à la barre Mehdi, 21 ans, carrure de moustique et cheveux ras, qui paraît écrasé par l’endroit. Il a été repéré par le renseignement car en contact électronique avec des djihadistes écroués. La chambre qu’il occupe chez sa mère a été perquisitionnée dans le cadre de l’état d’urgence en août 2016. La police a mis au jour le même catalogue d’horreurs sur son portable et son ordinateur.
Assigné à résidence déjà, il dit s’être amendé, s’être soigné, évoque la mort de son père et son frère dans son enfance. « Je cherchais de la compagnie, du réconfort, je me suis réfugié dans ce qu’il fallait pas ». Certes, il a exprimé sur sa messagerie l’idée de partir en Syrie, mais c’était…. pour devenir un juge de tribunal islamique qui modérerait les sanctions, assure-t-il. La présidente réprime un fou-rire. « J’ai tout entendu, mais celle-là, je dois dire, c’est la première fois ».
L’avocate du prévenu cadre brutalement le dossier : « M. Mehdi ne fait rien, ne fera jamais rien. Il n’est rien. Il est dans sa chambre avec son ordinateur. C’est un névrosé ». Il écope de douze mois de prison dont six fermes, avec trois ans de mise à l’épreuve.
Ce jour-là, il y a aussi un terroriste « semi-sérieux », Julien, 19 ans. Ce garçon chétif à l’air fiévreux a évoqué en décembre sur internet l’idée de se procurer une machette pour « tuer des gens au hasard ». Il est poursuivi pour « entreprise individuelle terroriste », un type de faits que le tribunal avait pourtant promis de ne pas traiter selon ces procédures simplifiées. La présidente, embarrassée, renvoie son procès en mars le temps de procéder à une expertise psychiatrique. Il reste libre.
La journée se termine tard par deux « vrais » terroristes, Mohammed et Ali Hattaï, deux « revenants » du djihad en Syrie déjà condamnés en première instance à huit ans de prison ferme pour association de malfaiteurs, mais rejugés là pour une infraction marginale : la détention de téléphone en prison. Ce fait a été récemment érigé en infraction, une bizarrerie : il avait en effet auparavant été envisagé de légaliser ce qui s’est banalisé dans les détentions.
Certes, les deux frères ont notamment communiqué depuis leur cellule avec… leurs amis de l’Etat islamique restés en Syrie. Mais ces faits ont déjà été retenus dans l’affaire principale, font remarquer leurs avocats. Mohammed relativise : « c’est comme ça, le téléphone en prison, c’est la foire, la direction achète la paix sociale en laissant circuler ». Les deux frères écopent néanmoins de la peine de 15 mois de prison supplémentaires.
Cette audience de « petits » terroristes ou de faits marginaux – il manquait ce mardi « l’apologie » mais les dossiers s’amoncellent – suscite un malaise. Ne chercherait-on pas à matraquer préventivement des individus au profil jugé inquiétant, mais qui ne peuvent encore être poursuivis pour de « vrais » faits ou l’ont déjà été ?
« Il est possible ainsi qu’on poursuive parfois des faits isolés et qui ne méritent pas l’étiquette djihadiste », explique Christian Saint-Palais, président de l’Association de défense des avocats pénalistes (Adap). « Ce que je crains, c’est qu’on cède à la peur en devenant moins rigoureux sur les règles ».
Un groupe d’avocats avait publié un appel pour s’opposer au circuit court du président Hayat, ici.
Le Conseil constitutionnel a suivi en partie son raisonnement en invalidant purement et simplement le 10 février le délit de « consultation de sites terroristes », ce qui devait notamment faire tomber les condamnations de Mehdi et Raphaël. On lira ici sa décision.
Le délit, qui avait donné lieu jusqu’à ce moment au total à une quinzaine de condamnations selon Le Monde, parfois très lourdes, (voir ici, abonnés) était inutile et attentatoire aux droits fondamentaux notamment à la liberté de communication, ont dit les Sages, puisqu’on poursuivait ainsi un simple penchant intellectuel en dehors de toute adhésion à un projet terroriste.
Par ailleurs, le Conseil rappelait dans sa décision que les juges et le pouvoir administratif disposaient déjà de pouvoirs très étendus pour surveiller tous les échanges sur ce type de sites et y donner des suites judiciaires, pour « association de malfaiteurs » par exemple, (délit défini déjà de manière très large) s’il s’avère qu’ils révèlaient un véritable projet.
Le Syndicat de la magistrature (gauche) avait salué cette décision du Conseil constitutionnel, en estimant qu’elle mettait un terme à une dérive « philosophique » consistant à créer « un droit pénal antiterroriste préventif ».
« Les infractions purement matérielles se multiplient (…) Plus que des faits, la justice pénale est sommée de juger une dangerosité, sans exiger ni intention terroriste, ni tentative de commission d’un crime ou d’un délit, ni même actes préparatoires d’un projet terroriste. Aisément constitués, ces délits n’en sont pas moins évanescents. Leur dissémination risque de faire sombrer la justice pénale dans un principe de précaution qui doit, dans une démocratie, lui demeurer étranger », écrit le syndicat. (ici version complète du communiqué).
Las, dans une décision d’une rapidité exceptionnelle, l’Assemblée et le Sénat ont immédiatement rétabli le 13 février le délit de consultation de sites avec une nouvelle rédaction censée le rendre conforme à cette décision des Sages.
Avec les dizaines de textes de lois antiterroristes ou de procédure pénale votées depuis le 11 septembre 2001, sous la droite comme sous la gauche, prévaut donc inexorablement une nouvelle conception du droit, et plus largement de l’action publique : l’Etat et la justice se fixent pour mission non seulement de réprimer le terrorisme mais surtout d’empêcher les futures actions.
Qu’un attentat survienne et on recherchera inévitablement les « failles », thème favori de la presse et des élus, une manière de « refaire le match » à l’infini. Les conclusions aboutissent désormais quasi-mécaniquement sur un nouveau texte de loi et de nouvelles dispositions répressives. Voilà qui fait furieusement penser au film de Steven Spielberg, « Minority report », sorti au début de l’ère actuelle du terrorisme mondialisé, en 2002.
Il met en scène une société ultra-surveillée où en 2054, l’unité de police « Precrime » a pour mission d’empêcher les homicides avant qu’ils ne soient commis, grâce à l’aide de mutants capable de divination, les « Precogs ». Un policier de cette unité, incarné par Tom Cruise, déjouera une machination consistant à lui imputer un faux crime futur… L’absurdité du système et sa perversité sera alors dévoilée par le héros. Souhaitons à la France des années futures de trouver son Tom Cruise.