L’emploi fictif, histoire d’une arrière-cuisine de la République

Depuis deux décennies, au fil d’affaires retentissantes, la justice a mis au jour une pratique secrète et quasi-monarchique des institutions et élites de la République : l’emploi fictif. Crocs publie les documents des épisodes cocasses de la saga, qui connait avec l’affaire Fillon un aboutissement.

« Putain de la République », galantes, épouses et maitresses, rapport bidon mais hors de prix sur la « coopération décentralisée », ami rémunéré en Suisse à jouer au golf en France, champion olympique et spécialiste fantôme des travaux publics, cadres du parti nommés « chargés de mission » pour peigner la girafe sur fonds publics….

Dans une kyrielle d’affaires, les Français ont découvert à la fin des années 1990 la pratique baroque et bigarrée de « l’emploi fictif ». Le sujet est aujourd’hui relancé par les soupçons sur Pénélope Fillon. Le thème cristallise l’indignation publique. Quoi de plus scandaleux, pour une société en mal d’emplois authentiques, que d’être rémunéré grassement à ne rien faire, du fait de son statut social ?

L’Histoire a déjà créé une jurisprudence. Crocs a ressorti ses archives et vous narre, en version documentée d’un article de Sud-Ouest, une saga parvenue aujourd’hui jusqu’au « saint des saints » de l’emploi fictif, son dernier bastion : les deux Assemblées.

Au début était Christine Deviers-Joncour, maîtresse du ministre des Affaires étrangères PS de François Mitterrand, Roland Dumas (photo ci-dessus). Elle semble bien avoir amené la création médiatique de l’expression « emploi fictif », ou au moins son installation dans l’univers politico-financier. L’élégante de la Dordogne est emprisonnée en 1997 par les juges chargés de l’enquête sur la société pétrolière Elf, qui l’a payée l’équivalent de 7.000 euros par mois de 1989 à 1993 pour attirer les bonnes grâces de son amant sur la compagnie, sur fond d’une sombre histoire de marché de frégates militaires à Taïwan.

Comme tous les employés fictifs du futur, elle assure maladroitement avoir vraiment travaillé. « Je travaillais au corps Roland Dumas », explique-t-elle sans rire à son procès. Condamnée à 18 mois de prison ferme, elle se proclame dans un livre « Putain de la République » et par une belle carrière médiatique, popularisera la technique de l’emploi fictif.

A cette même époque, d’autres magistrats poursuivent l’épouse du maire RPR de Paris Jean Tiberi, Xavière, en raison d’une découverte fortuite en 1996, lors d’une perquisition au domicile du couple près du Panthéon : madame a été employée pour un total de 30.000 euros au cabinet du président RPR du conseil général de l’Essonne, Xavier Dugoin, sans avoir rien réalisé d’autre qu’un obscur rapport sur la « coopération décentralisée », copié dans des livres.

Le gouvernement Juppé ira jusqu’à envoyer un hélicoptère dans l’Himalaya pour tenter de rattraper Laurent Davenas, magistrat censé sauver Xavière. Ce dernier, est d’abord réticent à poursuivre, mais il est remplacé en son absence par un adjoint qui ouvre une information judiciaire, dont l’essentiel est annulé ensuite. Conspué, Laurent Davenas tente ensuite une relance maladroite du dossier, qui échoue en 2000 au tribunal sur Mme Tiberi avec une annulation de procédure (elle aboutit pour d’autres emplois fictifs). Il trainera ce dossier-casserole toute sa vie et en fera un livre doux-amer, « Lettre de l’Himalaya ».

Quant à Xavière, elle sera soutenue à bout de bras au plus haut niveau de l’Etat, comme par Bernadette Chirac ici

Entretemps, les juges découvrent la portée de cette prérogative quasi-monarchique de payer qui on veut à ne rien faire. A la Ville de Paris, fief de 1977 à 1995 de Jacques Chirac, la police identifie des centaines d’emplois suspects de « chargés de mission ».

Après une interminable procédure suspendue en ce qui le concerne entre 1995 et 2007 du fait de l’immunité présidentielle, on fera un échantillonnage d’une poignée de contrats. Le dossier vaudra à Jacques Chirac en 2011 une condamnation à deux ans de prison avec sursis pour détournement de fonds publics, la première pour un ex-chef d’Etat républicain. On lira ci-dessous le récapitulatif du cas Chirac réalisé par la juge d’instruction Xavière Simeoni en 2009, puis dans le jugement en 2011. Le président est éreinté.

Ordonnance de Simeoni sur Chirac

Jugement tribunal de Paris sur Chirac

Il est vrai qu’on trouvait un peu de tout au bazar des chargés de mission de l’Hôtel de ville : épouses, maitresses, amis, amis d’amis, employés syndicaux, sportifs illustres et beaucoup d’élus et leurs collaborateurs. Dans ce triste banquet de fonds publics, il y avait par exemple un haut cadre du RPR proche d’Alain Juppé, Patrick Stefanini, qui se trouve être aujourd’hui directeur de campagne de … François Fillon. Il a été condamné dans cette affaire de Paris à un an de prison avec sursis.

Alain Juppé a purgé en 2005 une période d’inéligibilité d’un an pour la même affaire, avec des attendus sévères dans un premier temps au tribunal de Nanterre en janvier 2004  (ce sera un peu plus sympathique en appel à Versailles en décembre 2004). On lira ci-dessous les passages du premier jugement concernant les cas de Stefanini et Juppé, où ces deux prévenus sont rhabillés pour l’hiver.

Les cas de Stefanini et Juppé

La personnalité de Juppé, la plus haute à avoir été frappée par la vague judiciaire, fait du dossier un des plus médiatisés du passif Chirac. Ici un petit résumé télévisé.

Parallèlement, il apparaît que la Ville impose à des entreprises privées qui contractent avec elle l’embauche de cadres et d’élus du RPR, comme l’ex-champion olympique du 110 mètres haies des JO de 1976, Guy Drut, devenu ministre des Sports chiraquien (employé fantôme pour près de 120.000 euros en 1990-1993 dans une société). Condamné, il sera amnistié par Jacques Chirac. On relira ici pour mémoire la sanction qui le frappe dans le jugement du tribunal en 2005.

Guy Drut

Deux cas de figure apparaissent : celui où l’employé est salarié frauduleusement pour une tâche réalisée ailleurs (en général dans le parti) et celui où il ne fait rien, nulle part. C’est alors l’emploi fictif « cadeau » qui forge les belles amitiés.

Cette technique de pouvoir, découvre la justice, ne s’arrête pas à la droite : la gauche a ses propres tirelires, comme la Mnef, mutuelle étudiante accueillante pour ses cadres et élus. L’ancien patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis, a été condamné deux fois en 2000 et 2006 pour avoir occupé des emplois fictifs dans les années 1990, à la Mnef et dans une société privée. Pierre Mauroy, figure de l’histoire socialiste, a été condamné pour l’emploi fictif à la mairie de Lille en 1992 d’une cadre du parti.

Les deux camps politiques se partagent par ailleurs les mêmes instruments : un procès montre qu’une filiale suisse d’Elf, EAI, a servi exclusivement dans les années 1990 à financer des emplois fictifs à gauche et à droite, notamment (outre celui de Deviers) ceux de proches de Charles Pasqua et de François Mitterrand.

On lira ci-dessous comment le juge Van Ruymbeke parle (dans un ordonnance de renvoi rendue en 2005) des très étranges missions des employés d’Elf et surtout comment il évoque les 300.000 euros versés à Laurent Raillard, ami et partenaire de golf de François Mitterrand, de surcroit furieux utilisateur dans les lieux chics d’une carte de crédit Elf « open-bar », qui allait avec l’emploi fictif.

ORTC sur les chargés de mission Elf

Le cas de Raillard, ami de Mitterrand

Dans le processus judiciaire qui se déroule dans ces années 1990-2000, les dirigeants politiques tentent avec leurs avocats d’opposer aux juges un raisonnement fort de café, raconte aujourd’hui un haut magistrat qui a requis l’anonymat : « c’était l’argumentaire du politique tel qu’en lui-même, ‘les lois s’appliquent modérément à moi et je fais ce que je veux des fonds dont j’ai la charge’ ».

Maires et présidents d’assemblées locales soutiennent donc que les embauches à leurs cabinets seraient discrétionnaires, donc, en résumé, « circulez, les juges, y’a rien à voir ». Cependant, les robes noires s’obstinent. L’argument est rejeté par la Cour de cassation, qui répond sobrement que l’usage de l’argent public doit être justifié. Dans le public, un emploi fictif est désormais juridiquement un « détournement de fonds publics », et dans le privé, un « abus de biens sociaux ».

Les amateurs de droit liront ici l’impeccable raisonnement à ce propos de la juge Simeoni, dans son ordonnance renvoyant Jacques Chirac en correctionnelle en 2009.

Raisonnement Simeoni sur le détournement de fonds

Donc, même si le coup a déjà été tenté, François Fillon tente de rejouer le match, se prévalant de sa qualité de député : «  personne n’a le droit de juger du contenu du travail des attachés parlementaires. Le député est seul maître du contenu du travail, du lieu de travail, des horaires. En raison de la séparation des pouvoirs personne n’a le droit de contrôler ce travail », a-t-il dit lundi lors d’une conférence de presse au début de l’affaire, en 2017.

On comprend bien cette nouvelle version du « circulez, y’a rien à voir », qui tient à la situation au moment des faits. A l’Assemblée, quand l’affaire Fillon commence, un député sur cinq emploie un membre de sa famille  (52 épouses, 28 fils et 32 filles, a compté Mediapart sur la base des déclarations publiques obligatoires depuis 2013) et au Sénat, ce chiffre est de 17%. Encore n’existait-il aucun chiffre sur les emplois dans le cercle familial élargi ou sur la pratique des emplois « croisés » évoqués par des assistants (« j’emploie ta femme et tu emploies la mienne ») pratique susceptible de persister aujourd’hui. Rien n’était contrôlé en interne et la Cour des comptes était persona non grata. Après l’élection d’Emmanuel Macron, l’emploi de conjoints ou enfants a été interdit dès juillet 2017, dans un des premiers textes législatifs du quinquennat.

Me Antonin Levy, avocat de Fillon, faisait valoir que le député ne serait pas « chargé d’une mission de service public », et que de ce fait on ne pourrait pas lui imputer l’incrimination de détournement de fonds, si bien que le parquet national financier ne serait pas compétent pour enquêter. En effet, le code pénal énumère limitativement les personnes pouvant être visées par ce délit. Dans un arrêt rendu en 2018 dans un autre dossier visant des sénateurs, la Cour de cassation a écarté ce raisonnement très curieux.

Si un député n’est pas chargé d’une mission de service public, en effet, qu’est-ce qu’il est ? C’est « par essence » la tâche d’un parlementaire, a précisé la Cour de cassation. Ca va mieux en le disant pour ceux qui tentent de fuir les juges, apparemment.

Par ailleurs, l’autre argument parlant d’atteinte à la séparation des pouvoirs paraît tout aussi branlant : les pouvoirs sont séparés justement pour se contrôler l’un l’autre. Franck Johannes a expliqué tout cela très bien dans le Monde, pour les abonnés. Du côté des juristes, les avis sont certes partagés. Certains sont dubitatifs sur la validité des poursuites pénales concernant l’emploi d’un assistant, comme ici , mais ceux qui soutiennent le contraire semblent plus limpides, comme ici.

Il y aussi ici, sur un blog spécialisé, un avis très clair réfutant plutôt la thèse de l’incompétence du parquet national financier, et soulignant surtout que la défense Fillon ne peut pas la soulever en procédure au stade préliminaire. En tout état de cause, chacun sera d’accord pour dire que la séparation des pouvoirs n’équivaut pas à une autorisation de détournement de fonds… Tous ces arguments devaient être sans doute représentés par les prévenus du procès Fillon, à son ouverture en février 2020. Le dossier devait rester ouvert sans doute jusqu’à la fin de l’affaire, peut-être encore en cassation, dans plusieurs années.

Avec le dossier « Pénélope », la saga des emplois fictifs est en tous cas arrivée au cœur de la République, peut-être pour une forme de combat final contre le dernier « nid » possible des emplois fictifs du régime. Si les juges parviennent un jour à sonner la fin définitive de cette interminable récréation des élus, leur travail, c’est sûr, n’aura pas été fictif.

Le jour où ça arrive, promis, on reprend en choeur les chansons de Christine Deviers-Joncour (ici, à 1’43 »)

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