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Clients de prostituées : un procureur sort du bois
Après la promulgation en avril de la loi pénalisant l’achat d’actes sexuels, le procureur de Fontainebleau est le premier à ordonner des contrôles systématiques des clients de prostituées, auxquels il prévoit d’imposer des stages « citoyens ». Crocs publie les instructions officielles du magistrat.
L’Histoire retiendra peut-être qu’en France, c’est dans la forêt de Fontainebleau qu’aura pris fin une vieille blague, mise en scène dans d’innombrables films, romans, pièces de théâtre, depuis des temps immémoriaux. La plaisanterie consistait pour les policiers à se rendre dans les lieux de prostitution notoires, à ramasser les filles pour « racolage » et à les embarquer dans le panier à salade pour interrogatoire.
Quelquefois – rarement – on remontait jusqu’au « maquereau », mais la plupart du temps, il ne se passait rien. Les filles en étaient quittes pour un petit interrogatoire de pure forme, ce qui somme toute égayait leur triste quotidien mais laissaient penser qu’après tout, elles étaient la source du problème : se prostituer d’accord, mais pas de tapage, merci. Et à la prochaine.
Plaisantin bien connu, taraudé par le bourgeois effarouché de voir de jeunes femmes court vêtues tapiner sous ses fenêtres, Sarkozy avait, au ministère de l’Intérieur en 2003, rejoué la blague un ton au-dessus. Il avait inventé le délit de « racolage passif » : les filles pouvaient être ramassées encore plus souvent. Rassurez-vous, disait alors celui qui devait devenir chef d’Etat, il s’agissait seulement de pouvoir les arrêter et leur faire dévoiler les noms de leurs exploiteurs (voir ici l’amusant débat de l’époque) Nul doute que l’esclave, passible en théorie de prison et d’amendes, allait immédiatement livrer à la sortie du panier à salade le nom de son exploiteur. Allez savoir pourquoi, ça n’avait pas très bien marché.
Dans cette vieille blague, la femme était coupable. Instrument du crime et objet du désir honteux et fantasmatique, elle était « chosifiée » par la loi et par la société. A tel point qu’il avait pu arriver à des policiers indélicats de se « servir » sur la bête. Si c’était elle le délit, pourquoi se gêner ? La prostituée s’éloignait graduellement de l’Humanité. C’est ce qui ressortit en 2007 du procès de plusieurs CRS poursuivis à Paris pour le viol de prostituées.
Puis vint la loi actuelle, votée en 2015 et publiée au Journal officiel en avril dernier. Le délit de racolage passif ou actif aboli, le législateur décida de placer les projecteurs sur un personnage totalement oublié : le client des prostituées. Il est désormais passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 1.500 euros pour l’achat d’actes sexuels, la loi préférant cependant lui imposer un stage de sensibilisation, un peu comme pour l’alcool au volant.
C’est donc à Fontainebleau que cette loi a été, autant qu’on sache, appliquée pour la première fois, en vertu d’instructions du procureur Guillaume Lescaux. Prenons-en connaissance ci-dessous :
Le procureur fait état du nouvel article du code pénal, qui prévoit donc une contravention, à partir du moment où on « sollicite » un acte sexuel payant. Il ne s’agit donc pas au sens juridique strict d’une « criminalisation » pour les clients. Aucune garde à vue n’est possible.
« Art. 611-1 du code pénal: « Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe. »
Le magistrat recommande aux policiers et gendarmes d’orienter les clients interpellés vers des stages « citoyens ». Il s’agira, par exemple, d’aider des associations et non pour l’instant de se sensibiliser à ce qu’est réellement le monde de la prostitution : ce stage prévu par la loi n’existe pas encore, rappelle le magistrat.
« Dans l’attente du décret permettant la mise en oeuvre du stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels, elles seront invitées, lors de l’audition, à donner leur accord à la participation à un stage de citoyenneté – d’un coût de 180 euros sur deux jours organisé sur MELUN par l’association de contrôle judiciaire – et préciser leurs ressources et charges. J’ai en effet décidé de poursuivre ces faits par le biais de l’ordonnance pénale contraventionnelle en requérant systématiquement ce stage sous peine d’amende en cas d’inexécution. Vous pourrez contacter le magistrat de permanence par téléphone à l’issue de l’audition si la personne est encore dans vos locaux pour avoir une décision. »
Le procureur rappelle aussi aux forces de l’ordre que leur action devra aussi consister à aider les filles. Révolution culturelle en quelques lignes… qui relève encore que le dispositif est très incomplet. Il n’y a notamment toujours pas de possibilité d’échapper à la prostitution pour les femmes que la police croiserait, alors que c’est une clef de cette loi. C’est souligné.
« La loi a prévu la possibilité d’hébergement de ces personnes en CHRS, la création d’une instance départementale chargée d’organiser et de coordonner l’action en faveur des victimes de la prostitution, et d’un « parcours de sortie de la prostitution » assuré par des associations agréées. Il conviendra d’en informer ces personnes lorsque la préfecture de Seine et Marne aura mis en place ces dispositifs ».
C’est le premier magistrat à appliquer ce texte, qui fait l’objet de fortes réticences non seulement dans la magistrature et la police, mais plus largement dans toute la société.
On ne mentionnera que par interêt ethnologique la vulgaire et atterrante pétition « Touche pas à ma pute », lancée par quelques personnalités parisiennes pour lesquelles le recours payant à une femme serait une sorte de Droit de l’Homme. Elle n’avait pour seul intérêt que d’illustrer la culture de la prostitution qui règne encore en maître dans une partie de l’intelligentsia. Parlant improprement de « criminalisation », cette pétition s’appuyait sur l’idée communément admise que la prostitution serait à l’occasion un métier consenti. On fera aussi l’impasse sur les associations de prostituées, peu représentatives à l’égard du phénomène qui est en France majoritairement étranger.
Plus sérieuse est l’opposition de l’ONG Médecins du monde. Elle considère avec d’autres associations et acteurs sociaux que la pénalisation des clients dégradera les conditions d’exercice de la prostitution et donc nuira in fine aux prostituées. Il y a derrière ce point de vue l’idée que la prostitution est inéluctable et qu’il conviendrait donc de lui éviter de se cacher.
La droite parlementaire a aussi fait obstacle au projet de loi en supprimant en juillet 2014 la pénalisation des clients au Sénat, puis en votant contre à l’Assemblée nationale. Il est donc probable que lors d’un éventuel retour au pouvoir l’an prochain, elle mette peu de zèle à faire appliquer le texte. Elle n’a pas parlé cependant de l’abroger. La droite souhaitait conserver le délit de racolage passif, a expliqué le président du groupe UMP à l’Assemblée Christian Jacob. Elle se disait par ailleurs opposée à la disposition offrant aux prostituées étrangères un parcours de sortie comprenant une régularisation administrative. Elle présenterait aux yeux de la droite le risque d’encourager l’immigration. (Drôle d’argument : une femme pourrait faire le calcul de venir se prostituer en France dans le but d’échapper à son proxénète et d’avoir des papiers ?) Même les écologistes ont rejeté le texte de loi. Ecoutons-les tous ici en vidéo.
De l’autre côté, les partisans de la loi sont plutôt du côté d’associations proches du terrain. La fondation Scelles, qui vient de publier son 4eme rapport mondial sur le phénomène, insiste sur un point : la prostitution n’est plus aujourd’hui dans la quasi-totalité des cas un « métier » consenti, mais une exploitation criminelle. Il en est ainsi en France où les gangs se partagent le terrain, et c’est très net à Paris : Chinoises à Belleville et sur les grands boulevards, Africaines dans le bois de Vincennes, femmes est-européennes dans le bois de Boulogne,…
Ce débat de société ne fait que commencer. Sans-doute est-il encore empreint de non-dit pour les hommes, au pays de la « gauloiserie ». Il faut pourtant écouter en vidéo ou lire ce qu’a dit une femme, qui a appuyé la loi quand elle était ministre des Droits des femmes : Najat Vallaud-Belkacem. « Pourquoi payer pour le corps d’une femme ? »
Journaliste depuis plus de 30 ans, ancien de l’agence de presse Reuters et spécialisé dans les affaires judiciaires, Thierry Lévêque a écrit quatre essais, « Intouchable » sur les affaires Chirac, « Boulevard du crime », un essai sur le Palais de justice de Paris, « Cache-cash » avec Mathieu Delahousse sur l’argent liquide, "Et soudain ils ne riaient plus", avec trois co-auteurs. Il a aussi publié un roman noir sur Amazon, « Danube rouge ».
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