Un juge français vient de refermer l’instruction sur l’assassinat de Sophie Toscan du Plantier en Irlande en 1996, en vue d’un probable procès par défaut aux assises d’un suspect britannique, Ian Bailey. Le parquet irlandais ne l’a pourtant jamais poursuivi. Un cas insolite de guerre judiciaire entre deux systèmes pourtant liés par des règles internationales étroites.
Un crime mystérieux commis sur la lande irlandaise il y a près de vingt ans déchire deux pays. Au moment où l’Europe va déjà mal, il pourrait bientôt déboucher sur un étrange procès d’assises à Paris : une audience sans accusé, mais avec déjà un coupable désigné, la justice irlandaise, qui a négligé de poursuivre le suspect anglais auquel les magistrats français veulent demander des comptes, le Britannique Ian Bailey, 58 ans.
Il est la seule personne à avoir jamais été suspectée du crime. Le corps de Sophie Toscan du Plantier, épouse d’un célèbre producteur de cinéma, avait été retrouvé au matin du 23 décembre 1996, aux abords de sa maison isolée de Toormore, dans la région de Cork, où elle était venue passer quelques jours pour Noël. La Française de 39 ans avait été tuée dans la nuit, le crâne fracassé par plus de 50 coups portés par trois objets distincts, dont une hachette et un parpaing.
La juge d’instruction parisienne Nathalie Turquey a refermé en décembre dernier l’information judiciaire sur l’affaire et transmis le dossier au parquet. Selon toute vraisemblance, ce dernier devrait requérir cette année le renvoi en cour d’assises par défaut de Bailey et la juge devrait suivre cette décision, peut-être avant le vingtième anniversaire du crime, comme je l’ai relaté dans Sud-Ouest.
Le procès, s’il a bien lieu, ne fera que constater symboliquement l’impasse résultant du conflit entre deux visions du dossier et deux systèmes juridiques très différents. Il est en effet quasi-impossible que l’Irlande remette Bailey à la France, puisque sa Cour suprême l’a déjà refusé en 2012. C’est un cas très rare d’affrontement judiciaire entre deux pays membres de l’Union européenne, liés pourtant par les accords judiciaires les plus étroits qui peuvent exister entre deux nations amies.
Aux yeux des magistrats français, il existe bien des « indices graves et concordants » contre Ian Bailey (les critères d’une mise en examen et du mandat d’arrêt européen délivré par l’instruction en 2010) et il est probable désormais que le parquet et la juge retiennent les « charges suffisantes » contre lui pour ordonner un procès (c’est le critère pour parvenir à ce stade).
Pour le « director of public prosecution » (DPP) d’Irlande, le parquet, il n’est pas envisageable d’emmener Bailey vers un procès, car de son point de vue il serait impossible de dire qu’il est coupable « au delà du doute raisonnable » (c’est le critère plus strict exigé par le droit local). Le DPP, où plusieurs magistrats se sont succédé depuis 1996, n’a jamais varié dans son analyse.
Il faut bien comprendre que, à la différence du parquet français dans une enquête de crime flagrant ou d’un juge d’instruction, le DPP ne conduit pas l’enquête. Il se contente, dans son bureau de Dublin, de lire et d’évaluer les éléments réunis par la « Garda », la police irlandaise : on imagine le fossé vertigineux qui peut exister entre le magistrat de la ville et le flic des champs. Ce fossé a pu être aggravé par des litiges anciens sur d’autres dossiers, qui ont pu conduire le DPP à se méfier des méthodes de la Garda.
Le parquet irlandais a donc obstinément refusé de poursuivre, laissant la procédure contre Bailey en le seul et pauvre état d’un double garde à vue en 1997 et 1998 (en Irlande, c’est deux fois six heures avec l’assistance d’un avocat). La souffrance de la famille de Sophie s’est heurtée pendant vingt ans aux murs du DPP, qui a même refusé toute audition. Aucune initiative n’a jamais été prise pour rechercher un éventuel autre coupable. On aurait pu pourtant s’y attendre si on admettait que la piste Bailey n’était pas bonne.
Sans doute est-il impossible de trouver les mots pour traduire la rage qui dévore la famille de Sophie Toscan du Plantier sur ce « déni de justice », titre d’un livre écrit par des proches. « La famille a confiance en la justice française. Cette affaire est très frustrante pour elle. Elle ne comprend pas pourquoi M. Bailey n’a pas été poursuivi en Irlande, alors qu’il pèse énormément de charges sur lui », dit Alain Spilliaert, avocat de la famille de Sophie à Paris.
Les éléments du dossier irlandais semblent en effet lourds et nombreux. Bailey, expatrié anglais « bohême », journaliste local à ses heures, habitait à cinq km des lieux du crime. Lorsque la police le voit dans son enquête de voisinage, il porte des traces de griffures sur les mains et une coupure nette sur son front, constate la « Garda », police locale, lors de son enquête de voisinage. Il les explique laborieusement par les branches d’un arbre et la révolte de dindes mises à mort pour Noël. Pourtant, les témoins qui l’ont croisé dans les pubs où il a passé la soirée d’avant le crime ne se souviennent pas d’avoir vu ces traces sur ses mains.
Une habitante, Marie Farrell, raconte rapidement l’avoir vu la nuit du crime près de la maison de Sophie. Elle se rétractera huit ans plus tard, après avoir fait état de menaces de Bailey, puis de pressions de la police (un élément largement utilisé pour discréditer le travail de la Garda). Elle a déménagé de la région. Il apparaît aussi que le suspect a brûlé des effets personnels dans son jardin les jours suivant le meurtre. Dans les journaux locaux, Bailey écrit des articles bizarrement bien informés sur le crime, où il accrédite une piste française en prétendant que la jeune femme avait une vie « compliquée ».
Surtout, la police établit de très lourds et récents antécédents de violences sur sa compagne Jules, qu’il a envoyée à l’hôpital sept mois avant la mort de Sophie. Placé en garde à vue le 10 février 1997 avec Jules, le Britannique s’est embourbé dans ses contradictions. Il a dit ne pas avoir quitté la chambre conjugale la nuit du crime, puis confronté à une autre version de son amie, il a dit au contraire être sorti écrire un article dans sa remise. Il reviendra plus tard à la première version.
Il est vrai que le dossier policier comporte de gros trous : aucun examen médico-légal sérieux n’étant réalisé (il a fallu plus d’une journée pour qu’un médecin légiste examine le corps laissé tout ce temps sous la pluie) , aucun ADN de l’auteur n’a pu être extrait. Le reste n’était-il pas suffisant cependant pour ordonner un procès, même selon les critères irlandais ? C’est ce qu’ont semblé penser deux jurys populaires irlandais, réunis à la demande de…. Bailey lui-même, qui a poursuivi des journaux en diffamation en 2003 et l’Etat irlandais en dommages et intérêts en 2014 : les deux fois, les accablants témoignages qui pèsent sur lui ont amené la défaite judiciaire du Britannique. Ca coûtera sans doute des millions aux contribuables irlandais en frais de procédure, a écrit ici le Irish Times. D’autant que Bailey a fait appel du second jugement.
Cette situation quelque peu surréaliste a divisé la presse irlandaise. On a pu trouver des journalistes pour s’apitoyer sur le sort de Bailey, et pour considérer que le fait qu’il ait tenté de tuer sa compagne Jules n’avait rien à avoir avec le meurtre de Sophie Toscan du Plantier, comme on peut le lire ici dans le Independent.
Au cours de toutes ces années, Bailey est devenu une sorte de porte-parole autoproclamé des victimes des abus policiers. Diplômé en droit en 2013, il donne désormais des conférences sur l’injustice. Il laisse toujours penser que c’est vers la France qu’il faut regarder pour trouver le vrai meurtrier, comme ici.
Son avocat Franck Buttimer a déclaré à Sud-Ouest qu’il voyait un éventuel procès français comme une « insulte à l’égard de l’indépendance de la justice irlandaise ». L’avocat a fait remarquer que Bailey n’avait jamais été contacté par la justice française (ce qui est cependant normal procéduralement, la vraie démarche étant constituée par le mandat d’arrêt). Me Buttimer considère que l’arrêt de la Cour suprême irlandaise de 2012 protège définitivement son client de toute remise à la France.
Cette dernière avait annulé une première décision favorable sur deux fondements : il n’était pas sûr à ses yeux que la remise de Bailey à Paris débouche sur une poursuite, et surtout il n’y aurait pas réciprocité entre les deux pays. L’Irlande ne peut en effet poursuivre, comme le système judiciaire français, un crime commis à l’étranger sur un de ses ressortissants. Une décision que beaucoup de juristes voient comme spécieuse : un mandat d’arrêt européen (procédure qui a remplacé l’extradition) n’a pas à être discuté de manière juridique, il s’agit par essence d’une procédure quasi-automatique entre des Etats qui se font confiance. ll est vrai que ce cas est exceptionnel et met en jeu la souveraineté de la justice irlandaise… même si elle se trompait.
Toujours est-il que le procès se tiendra donc sans doute en France. La procédure française a été terminée fin 2015 par un déplacement des policiers en Irlande, où ont été entendus plus d’une vingtaine de témoins (une trentaine d’autres avaient déjà été entendus lors d’un déplacement précédent). Le dossier a donc été totalement refait à l’identique en France.
Cinq témoins ont notamment répété que Bailey leur avait dit avoir commis le meurtre juste après les faits, avec ces mots : « je suis allé là-bas et j’ai fracassé son putain de cerveau avec une grosse pierre », « je l’ai fait pour ressusciter ma carrière ». L’Anglais a expliqué à l’époque qu’il blaguait. Un homme a raconté que Bailey lui avait fait développer des photos de la scène de crime, et il est attesté qu’il a cherché ensuite à les vendre. Plusieurs autres personnes ont affirmé que Bailey avait été présenté à Sophie, point sur lequel il a menti.
Par ailleurs, Les policiers ont rapporté copie des carnets personnels de Bailey, intéressés par une partie où il dit regretter d’avoir frappé Jules, Bailey a conclu : « je me sens très mal en revoyant cette nuit dramatique où j’ai effectivement essayé de la tuer. En te détruisant, je me suis détruit moi-même. Et le temps dira que je suis promis à l’enfer ».