Le tribunal de Paris a jugé début décembre 2015 sept membres présumés d’une filière d’acheminement de djihadistes vers la Syrie, dont six ont effectivement gagné en 2013 les groupes islamistes combattants. Ils présentent les visages très bigarrés du djihad français, un phénomène qui défie toujours l’entendement, a pu constater Crocs.
C’est donc cela la « guerre sainte », l’engagement total dans une cause mortifère, le consentement à l’abandon final de son existence. C’est à cela que ressemble l’adoration du carnage, le rejet de la République, de sa famille, de ses amis, de la France. Tels sont les visages du « Viva la muerte » d’une fraction de la jeunesse française du XXIe siècle : six jeunes gens parfois hilares qui se tortillent sur un banc de correctionnelle, entourés de gendarmes, qui répondent poliment à un président de chambre plutôt agressif après les attentats du vendredi 13 novembre 2015, qui rivalisent de formules pour justifier un engagement qu’ils assurent avoir rejeté. Vraie naïveté ou cosmétique du fanatisme ?
« Je cherchais un but à ma vie, je l’ai trouvé ». « Je voulais faire quelque chose que je n’avais jamais fait ». « Enfiler la tenue du combattant, c’est comme quand on est petit et qu’on met un costume de Spiderman. C’est plus un fantasme qu’autre chose ». « J’étais dans un moment de fragilité, je cherchais la vérité ». « J’idéalisais la guerre ». » Je suis allé en Syrie parce que j’avais envie de me rendre utile ».
Au festival des brèves de prétoire, le djihadiste sait même être pince-sans-rire : « je souscris à la formule de Marine Le Pen : la France, tu l’aimes ou tu la quittes ».
Quelques jours après l’Apocalypse de Paris et ses 130 victimes, déclenchée par de jeunes gens qui leur ressemblaient, ces six prévenus arrêtés en France après des séjours pour la plupart très courts en Syrie en 2013 ont affiché benoitement l’insoutenable légèreté du djihad à la française.
Cette audience a montré que ce phénomène criminel insaisissable, qui mêle extrême désinvolture et fanatisme inconcevable, ne pouvait se réduire à de schématiques explications politiques, sociales, économiques ou culturelles. C’est l’histoire d’une étrange fascination pour ce qui devrait révulser.
Bien étrange banc de prévenus en vérité, à l’image de l’incongruité de leur équipée syrienne de 2013 : K., 24 ans, Français né à Ivry-sur-Seine dans une famille aux multiples racines étrangères, notamment américaine et thaïlandaise ; Paul, Français de 23 ans né au Cameroun dans une famille catholique ; Mehdi, Franco-Algérien de 26 ans ; Younes, Marocain de 26 ans ; et enfin les deux figures dominantes du groupe, Abdelmalek Tanem, Franco-Algérien de 26 ans ; Karim Hadjidj, Franco-Algérien de 37 ans.
Tissé par les auditions au tribunal, le parcours vers le djihad est d’abord une histoire de copains d’écoles de la banlieue sud de Paris et de terrains de football : Quatre se connaissent pour avoir fréquenté le lycée Apollinaire à Thiais, l’un d’entre eux a rencontré Hadjidj au football et Tanem habitait dans la résidence de l’un des jeunes. Il ne s’agit pas de personnes isolées ou solitaires. Hadjidj a quatre enfants, Younes en a deux, Tanem un. Deux des jeunes gens sont mariés, seul un autre se disant célibataire. Des mariages religieux, des femmes voilées qui épousent aussi le djihad à l’occasion. Celle de Tanem est partie avec lui et serait toujours en Turquie.
Ce parcours vers le djihad garde son mystère. Comment l’envie de guerre est-elle montée en eux ? Sans qu’ils ne l’expriment clairement, ils semblent en recherche d’ailleurs ou d’autre chose, disent d’ailleurs n’avoir occupé que de vagues formations et des petits boulots dans leurs premières années adultes. Ils paraissent baigner dans une ambiance de religiosité mystique, entretenue parfois par des voyages à l’étranger en Egypte ou dans les monarchies du Golfe prônant le fondamentalisme islamique. Ils se montrent peu loquaces sur ces mystérieux voyages, effectués souvent en binômes et qui laissent supposer de mauvaises rencontres.
Le brasier de la guerre civile syrienne, commencée en 2011 et où sont engagées désormais toutes les grandes et moyennes puissances, paraît avoir été bien sûr un déclencheur. Il habite le peu de leurs déclarations qui paraît sincère. Il faut tendre l’oreille pour comprendre. C’est l’un des jeunes, filiforme, voix douce, barbe longue et cheveux noués sur la nuque qui a lâché les mots quand on l’a interrogé sur les motifs de son départ : « la Syrie c’est la terre bénie, le Cham », a-t-il dit.
La propagande de Daech et des autres islamistes s’appuie en effet sur un thème apocalyptique aussi vieux que la religion musulmane, puisé dans les « Hadith », paroles attribuées au prophète après sa mort : selon certains de ces textes, le « Mahdi » (en arabe, le « bien-guidé », une sorte de Messie) mènera à la fin des temps au « Cham » (la Grande Syrie, élargie aux pays environnants) l’ultime bataille contre les forces du mal et établira la justice divine (voir l’interview d’un spécialiste de l’islam à Jeune Afrique, ici) .
Le « gourou » de Daech Abou Bakr al Baghdadi tend à s’assimiler au Mahdi et la propagande de son « califat » autoproclamé est imprégnée de ces croyances, qui jouent donc un rôle important dans le fanatisme des djihadistes. L’ex-juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic explique par exemple avoir constaté l’irruption de ce thème dans ses interrogatoires ces dernières années, ce qui lui faisait redouter bien avant le 13 novembre l’irruption d’une violence plus débridée car « illuminée ».
Le groupe du tribunal n’en parle pas, et le tribunal n’a pas cherché à approfondir la profession de foi de Ider. Cachent-ils leur mysticisme ? Dans ce groupe, domine de toute évidence la figure de Tanem. Longue barbe qu’il caresse machinalement, regard noir, il a effectué une scolarité normale avant de s’inscrire en première année d’études dans l’informatique, ce qu’il a vite abandonné pour des « raisons financières », dit-il.
Il est parti dès la fin 2012 en Syrie pour y rester deux ans environ. Il a été expulsé de Turquie en avril 2014 et écroué en France le mois suivant, après une escapade en Espagne (Ankara n’ayant pas jugé utile de prévenir Paris de son arrivée, et les contrôles à Roissy n’étant pas systématiques aux retours de Turquie, il avait pu s’échapper dans un premier temps).
Le djihad, selon ses dires, consistait uniquement à « aider le peuple syrien dans le cadre humanitaire, amener les gens à l’hôpital, apporter des denrées alimentaires ». Il n’aurait jamais manié d’armes. Evidemment, le tribunal ne le croit pas. Il s’appuie pour cela sur les écoutes téléphoniques où il évoque depuis la Syrie sa participation aux combats, où il est question de son affectation à un groupe dédié à des enlèvements et des assassinats. Au téléphone, il prononce aussi quelques formules plus fortes qu’au tribunal, sur un registre assez peu humanitaire, comme celle-ci à propos d’un réfractaire du djihad : « qui délaisse le djihad, Allah l’élimine ». C’est cruel, une écoute téléphonique.
Le personnage de Tanem inquiète d’autant plus que les écoutes démontrent qu’en Syrie, il travaillait avec l’éminence grise de ce petit groupe, un cador du djihad français, Salim Benghalem, né le 6 juillet 1980 à Bourg-la-Reine. Ce dernier a grandi aussi dans la banlieue sud, à Cachan et au moment du procès, se trouvait en Syrie depuis mars 2013. Il serait mort aujourd’hui, en 2018.
Il était jugé par défaut et le tribunal a sollicité les prévenus pour savoir quel était son rôle dans Daech, mais ils ont refusé toute réponse en baissant la tête. « Je n’ai pas envie de répondre », dit même Thanem. On lira dans ce papier de Sud-Ouest le portrait de ce fantôme inquiétant, cible prioritaire des Etats-Unis et de la France, qui selon sa femme (interrogée à l’instruction) rêvait de mourir en martyr et de faire un attentat en France avec « le maximum de dégâts ». On verra aussi ci-dessous un résumé de son « CV ».
Dans le groupe, aux côtés de ces deux « aigles » du djihad, Hadjidj, crâne chauve, traits creusés mais sourire facile, petite barbe, joue le rôle du roublard, qui ferait sourire si on parlait de petites escroqueries. La guerre sainte a aussi ses baratineurs, semble-t-il. Il est le plus âgé, il a voyagé dans le passé aux Emirats, au Yémen, en Arabie Saoudite et en perquisition, la police a découvert chez lui plus de 26.000 euros en espèces. Son principal compte était créditeur de 31.128 euros au 1er octobre 2013. Des sommes énormes ont transité par ce compte, montrent les historiques. Bizarre pour quelqu’un qui ne peut produire des bulletins de salaire que pour des montants de quelques centaines d’euros.
Financier du djihad ? Vous n’y pensez pas, dit-il à la barre, pas du tout, il vendait des voitures au noir. « Dans le commerce, un peu de liquide, ça facilite les transactions, vous le savez bien ». Quant à son séjour en Syrie du 8 au 23 juin 2013, c’était « pour le Croissant rouge », a-t-il dit à l’instruction. A l’audience, il explique s’être bien rendu dans un groupe armé, mais ne pas avoir combattu, ni même avoir tiré un seul coup de feu. « Je suis bien loin de l’idéologie de ces gens dont je désavoue les actes ». (sic) Il se plaint de l’enquête : « on ne parle pas de mon altruisme, j’ai participé à des associations pour aider les plus pauvres ». C’est lui qui souscrit aux idées de Marine Le Pen : « pourquoi faire des dégâts dans un pays où on ne se sent pas à l’aise ? ».
Dans cette échantillon, les quatre autres feraient figure de « bras cassés » du djihad. Paul, c’est démontré par les écoutes, n’est resté que quelques jours en mai-juin 2013, avant de repartir au prétexte d’une blessure. Mehdi est resté du 8 au 30 juin 2013, K. du 13 au 15 juillet 2013. Younes n’est pas allé en Syrie.
Sont-ils des déçus du djihadisme comme ils l’affirment ? Le doute plane. « Je suis passé du mythe à la réalité, je ne me suis pas senti dans mon élément », dit Mehdi. Le président lui lit cependant la transcription de l’écoute téléphonique d’une conversation avec une fille, après son retour de Syrie. Il lui dit qu’elle ne peut pas porter le voile intégral de suite à cause de « leurs » lois, mais que « ce sera possible quand on imposera la loi d’Allah, quand ce sera l’heure ».
Paul assure aussi : « psychologiquement, j’étais fragile, j’ai pris conscience ». Le président lui oppose qu’en prison, il a été surpris dans une conversation badine avec Mehdi Nemmouche, qui se vantait d’avoir tué quatre Juifs dans un musée de Bruxelles en mai 2014. Il y a aussi ces déclarations consignées dans un journal personnel où Paul promet de régler un jour ses comptes avec les « balances », « de vrais putes ». Il y a encore ces « selfies » et photos réalisés en nombre juste avant de partir de Syrie, où il pose tout sourire, Kalachnikov brandie fièrement. Curieux pour un supposé dégonflé du djihad, estime le président. « Comprenez que le tribunal puisse s’interroger sur la sincérité de votre prise de conscience ».
Les six prévenus risquaient jusqu’à dix ans de prison pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».
Le procureur Arnaud Faugère a requis 18 ans de prison contre Salim Benghalem par défaut, 10 ans contre Tanem, et six ans de détention contre les autres prévenus, avec pour chaque cas une période de sûreté incompressible des deux tiers de la peine.
Le magistrat a longuement examiné la question de leur dangerosité, remettant en cause la sincérité de leur repentir. Ils ont sans doute des failles, des vulnérabilités dans leurs personnalités qui contribuent à expliquer leur attrait pour le djihad, qui propose une identité d’emprunt et une nouvelle patrie, a-t-il dit. Mais c’est selon lui ce qui fait peur : « quand une faille n’est pas comblée, c’est ce qui est inquiétant. Une personnalité suggestible, quelle résistance pourra-t-elle opposer ? ».
Il a précisé que 124 procédures judiciaires avaient été ouvertes en 2015 sur des filières syriennes, contre 77 en 2014 et 26 en 2013. Le phénomène devient un contentieux de masse et concerne des centaines de personnes.
Le jugement final a condamné Tanem à neuf ans de prison, Hadjidj à sept ans et les autres prévenus à six ans de détention. Les moins impliqués ont aujourd’hui, en 2018, purgé leurs peines. Salim Benghalem aurait été tué depuis ce jugement en Syrie.
Au procès, la défense a soutenu qu’il fallait relativiser l’engagement de ces jeunes hommes dans le djihad en Syrie, car en 2013 l’Etat islamique n’existait pas. Il ne s’est affirmé qu’en 2014 après une « dissidence » de l’autre groupe djihadiste al Nosra (branche d’al Qaïda) et sa fusion avec le groupe créé en Irak par al Baghdadi pour former le pseudo-« califat ». Voir ici les déclarations en marge du procès d’un des avocats, sur LCI.
La citation attribuée à M. Le Pen, « la France tu l’aimes ou tu la quittes », n’est-elle pas de N. Sarkozy ?
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