Le gouvernement hongrois a annoncé son intention de construire un mur sur les 175 km de frontière avec la Serbie afin de faire barrage aux migrants qui affluent dans le pays. Ce projet réveille le souvenir douloureux du « rideau de fer » est-ouest, que la Hongrie fut la première à abattre en 1989. Crocs de boucher agrippe la question du nouveau mur. Matériau d’un reportage paru dans Sud-Ouest.
Samedi 20 juin, dans un bel endroit des rives du Danube à Budapest, Guillaume a épousé Rita. Comme on le fait dans ce pays, le Français et sa promise hongroise ont échangé une rose lors de la cérémonie. L’adjointe au maire leur a dispensé un conseil. « Vous avez donné et accepté le cadeau le plus précieux de votre vie, l’amour. Dans votre future maison, cherchez ensemble un endroit spécial ou vous renouvellerez vos roses à chaque anniversaire de mariage. Elles l’emporteront sur les mots, les événements, l’indicible ». Le couple s’installera en France, sans doute près de Bordeaux.
Au temps de la naissance de Guillaume, 35 ans, et de Rita, 33 ans, leur union aurait été impossible, voire impensable. L’est et ouest de l’Europe étaient alors séparés par une frontière infranchissable, monstre de barbelés, tranchées, miradors, postes de tirs automatiques, garde-frontières implacables. La Hongrie reste profondément marquée par le drame de 1956, quand l’Armée rouge écrasa dans le sang une révolte contre le régime de fer hérité du stalinisme. Quelques 200.000 Hongrois connurent alors le sort des migrants d’aujourd’hui, contraints de tout abandonner, les poches vides, pour une aventure incertaine parfois à l’autre bout du monde, où ils furent souvent accueillis avec bienveillance.
On l’a oublié en France : c’est la Hongrie qui a abattu ce « rideau de fer », maudit pour elle, après un demi-siècle d’existence, le 27 juin 1989, quand pour l’Histoire le ministre des Affaires étrangères hongrois de l’époque Gyula Horn découpa les barbelés devant les caméras à la frontière avec l’Autriche. Il laissait passer ainsi vers la liberté les Allemands de l’est fuyant leur dictature moribonde. C’était le signal de l’effondrement final du rideau de fer et du communisme en Europe, dont l’épisode ultime fut la chute du Mur de Berlin l’année suivante.
Les Magyars, un peuple non slave à la langue et la culture originales, venu du fond des temps et des confins de l’Oural s’installer dans le bassin du Danube en 896 de notre ère, avait donc vaincu une fois encore, ce jour de juin 1989. Vaincu la fatalité et les Soviétiques, comme il avait vaincu les Turcs, les Autrichiens et tant d’autres. Une sculpture figurant des chaînes brisées, installée devant l’ancien siège de la police politique avenue Andrassy, célèbre ce fier moment de gloire et le triomphe sur le mur honni (photo en tête de la note). On peut y lire en anglais : « il a pris notre liberté, il nous a tenu captifs dans la peur, il nous a tourmentés et humiliés. Et finalement nous l’avons abattu ». On a tant voulu croire à Budapest au début du bonheur, comme pour le reste de l’Europe.
Depuis ce temps pourtant, la Hongrie éprouve des sentiments mêlés. Il y a eu beaucoup d’histoires d’amour comme celle de Rita et Guillaume et beaucoup de Hongrois ont passé cette frontière ouverte pour gagner l’ouest devenu quelque peu mythique derrière le rideau de fer. C’est pourtant angoisse autant que joie pour un pays que sa jeunesse semble fuir.
Ce mouvement continu s’accélère avec la crise qui a durement frappé le pays, membre de l’Union depuis 2004. L’année dernière a vu 31.500 Hongrois émigrer à l’ouest (dont près de la moitié de moins de trente ans), 30 % de plus que l’année précédente. C’est en vain que le gouvernement du conservateur Viktor Orban, au pouvoir depuis 2010, a imaginé une campagne de spots télévisés quelque peu surréaliste, imaginant une « uj nemzedék » (nouvelle génération) qui déciderait de demeurer au pays en réalisant ses atouts, et notamment la beauté de ses jeunes femmes.
C’est le fantasme de la disparition qui gagne tout le peuple magyar, confronté à une crise démographique entamée avant la fin du communisme, dans les années 1980 et manifesté en 2010 par le passage sous la barre symbolique des dix millions d’habitants,. La chute se poursuit inexorablement du fait d’un taux de fécondité étique (1,4 en 2014).
C’est dans ce contexte que le gouvernement hongrois a décidé aujourd’hui de rebâtir un autre mur. Le ministère de l’Intérieur a annoncé mi-juin la mise en place d’une clôture de quatre mètres de haut sur les 175 km de frontière avec la Serbie (non-membre de l’UE). Il s’agit cette fois de se protéger de l’extérieur. Le coût évoqué officiellement est de 71 millions d’euros, un budget colossal pour la Hongrie.
L’ambassadeur de Hongrie en France, Georges Kàrolyi, s’est employé dans tous les médias français à justifier cette solution qui, dit-il, « ne fait plaisir à personne ». Il estime que la Hongrie « ne peut pas se permettre d’accueillir 100.000 migrants par an ». (Voici ici son interview par exemple sur I-télé)
Dans la presse hongroise de gauche, le mot a aussitôt resurgi : « vasfüggöny », « rideau de fer ». Les caricaturistes n’ont pu qu’exprimer de manière très directe leur aversion à l’idée de nouveaux barbelés, comme dans le Vasarnapi Hirek, « Nouvelles du dimanche », qui se livre ici à un jeu de mots intraduisible sur les « oppositions acérées » que suscite le projet.
L’irruption du sujet de l’immigration a, il est vrai, été très brusque en Hongrie. Alors que les migrants entrant dans le pays n’étaient que 1.693 pour toute l’année 2011, le chiffre a brutalement monté notamment avec le conflit syrien et l’aggravation de la situation en Irak. Une route terrestre s’est dessinée dans les Balkans pour entrer dans l’Union.
Les migrants entrés sur le territoire hongrois sont déjà 57.000 depuis le début de l’année. Plusieurs centaines de Kosovars, Bangladais, Afghans, Syriens, Irakiens, Africains passent chaque jour la frontière illégalement, selon les chiffres officiels. Ca se passe à deux heures de voiture au sud de Budapest, dans la « Puszta », une steppe plate de champs et de forêts, peu peuplée, idéale pour un passage clandestin et qui ressemble à ça.
Fait remarquable et contrairement à Paris ou Calais, les migrants sont totalement invisibles en Hongrie comme en Serbie, car une fois la frontière passée, soit ils tracent leur route vers l’ouest de l’Europe, soit ils sont enfermés dans un des trois grands centres de rétention hongrois, Debrecen à l’ouest, Bicske près de Budapest, Vàmosszabadi au sud. Ils ne seraient pas traités avec beaucoup de compassion, selon les ONG, qui ont publié quelques photos choquantes, comme ci-dessous. Il n’a pas été possible à Crocs de boucher d’aller voir dans ces centres ce qui s’y passe.
Pour brosser le portrait de ce flux humain sans visage et sans nom, on peut toutefois prendre son sillage dans la population serbe, où flotte un certain malaise. Peter, un Serbe quinquagénaire de la région frontalière de Voïvodine, décrit de petits groupes de personnes bien équipées, qui se déplacent en famille, parfois avec de très jeunes enfants. Ils dorment dans les forêts.
« Ils retirent de l’argent, ont des téléphones portables. Ils ne s’arrêtent pas, ne se lavent pas. Ils jettent leurs vêtements sales et en achètent des neufs chez les Chinois ». Selon lui, ils tirent avantage de la confusion qui règne dans cette région de l’Europe : la Serbie ne reconnaît pas le Kosovo et ne peut donc y renvoyer les migrants qui en viennent, elle a des relations très mauvaises avec l’Albanie. Un petit commerce de faux papiers et de bons tuyaux sur les itinéraires se serait instauré. Selon Peter, la police serbe se laisserait corrompre.
Chacun connaît ici le tarif pour être libéré si on est arrêté, 20.000 dinars (166 euros, selon Peter. Quand ils arrivent à Budapest, les migrants se précipitent à la gare de Keleti pour y prendre les trains de nuit vers l’ouest. Dejan Vujinovic, 39 ans, qui dirige un festival de musique dans la bourgade frontalière de Palic, assure que les migrants sont quelquefois aidés par la population. (ici, en anglais)
Dans la capitale hongroise, Budapest, où la grande majorité des habitants vivote avec quelques centaines d’euros par mois, les migrants ne sont en tous pas les bienvenus. La poussée de xénophobie plus violente que dans le reste de l’Europe est flattée par le gouvernement du conservateur Viktor Orban (44 % aux élections de 2014), qui court derrière le parti d’extrême-droite Jobbik (20%).
Le gouvernement a acheté des emplacements publicitaires pour afficher partout des slogans en hongrois : « si tu viens en Hongrie, tu ne peux pas prendre le travail des Hongrois », « tu dois respecter notre culture », « tu dois respecter nos lois ». Il a envoyé en mai un questionnaire sur l’immigration amalgamant migrants et terroristes.
La réaction est venue de la société civile. Une organisation de moqueurs, le « parti du chien à deux queues » (« Ketfarku Kutya Part ») a financé par une collecte sur internet une contre-campagne d’affichage ridiculisant le style Orban (« nous détestons tout le monde ») ou s’excusant avec humour auprès des touristes (« sorry for our prime minister »). Avec plus de gravité, Amnesty international a organisé une réunion samedi 20 juin devant le Parlement. On a lu des propos de migrants, rappelé qu’ils mouraient en chemin.
« La Hongrie contribuera par cette clôture à rendre plus difficile et plus risquée la route de ceux qui fuient la guerre, la violence et les violations des droits de l’homme », a dit à Sud-Ouest Orsolya Jeney, directrice de Amnesty en Hongrie. Le futur mur ne risque-t-il pas d’être percé, contourné et donc d’être renforcé puis « militarisé » comme le fut le rideau de fer, se demande-t-on chez ses opposants ? C’est ce qu’elle pense. (ici, en anglais)
Le plus étrange est que la province frontalière de Voïvodine, qui serait donc bientôt séparé de la Hongrie par un mur, est peuplée principalement de … Hongrois. C’est une minorité restée de ce côté de la frontière du fait des nombreux changements de frontières du XXe siècle. Le mur va donc séparer des Hongrois, ce qui aux yeux de ses détracteurs souligne davantage son incongruité.
Dimanche 21 juin, au bord du lac de la petite ville de Palic, juste derrière la frontière hongroise, Dejan Vujnovic a organisé pour la douzième année « Etnofest », son petit festival de musique du monde.
Cette année, il y avait notamment le duo formé par le Hongrois Janos Vazsonyi et Saïd Tichiti, un Marocain installé à Budapest depuis 17 ans. Au risque de passer pour des naïfs, ils croient au métissage et jouent un étrange mélange de saxophone jazz et d’instruments africains.
Pendant que quelques autres centaines de désemparés proche-orientaux passaient sans doute la frontière à deux pas de là dans la nuit, Saïd a chanté en arabe pour le public de la bourgade serbe. Il a fini par une chanson d’amour, « ghzeyyel meyyel », où un homme demande à sa bien-aimée de le suivre.
Saïd anime aussi à Budapest le groupe « Chalaban », qui mêle musique arabe et tradition musicale d’Europe centrale, comme ici avec Janos Vazsonyi.