Le tribunal correctionnel de Lille a réduit à néant vendredi le dossier où Dominique Strauss-Kahn et treize autres prévenus étaient jugés pour de supposés faits de proxénétisme, une poursuite juridiquement très discutable dès l’origine. Elle trouve sa source, on l’a oublié, dans des écoutes téléphoniques extra-judiciaires. Evoquées dans un passage du jugement publié ici, où un supplément d’information est refusé, elles entretiennent le soupçon d’une manoeuvre politique en 2011.
L’audience de février à Lille n’avait pas été très glorieuse pour les prévenus, contraints à la barre du tribunal de mettre à nu leurs petites turpitudes sexuelles. Elle avait mis en lumière un fait que la société persiste à ne pas voir : sauf exception rarissime, une femme ne vend pas son corps par plaisir et il est même possible qu’elle en soit très traumatisée. S’il n’avait servi qu’à rappeler cette évidence contestée à gauche comme à droite au nom de la « liberté », le procès n’aura pas été inutile.
Il n’en demeure pas moins que cette poursuite était très critiquable au plan juridique, ce qui a été brutalement sanctionné par le tribunal. Il a relaxé tous les prévenus sauf un de la prévention de proxénétisme. Les juges d’instruction de Lille, soutenus par la cour d’appel et même par le parquet (sauf pour quelques prévenus notamment Dominique Strauss-Kahn) avaient retenu une interprétation très large des articles du code pénal visant le délit de proxénétisme, qui ne se limitent certes pas au fait de tirer profit de ce commerce, mais suppose tout de même des actions très précises « d’aide, assistance ou protection ».
Ecrire que la simple organisation et rémunération de rendez-vous sexuels collectifs avec des professionnelles, accompagnée d’une participation personnelle à ces rencontres, revenait juridiquement à commettre ce délit aurait signifié que bien des clients devenaient des proxénètes. Le tribunal a refusé cette interprétation, comme il l’explique dans l’attendu ci-dessous concernant l’ami de DSK, Fabrice Paszkowski.
On verra si le parquet, qui avait requis deux ans de prison avec sursis et 20.000 euros d’amende contre Paszkowski et aussi l’autre ami « organisateur » de DSK, David Roquet, fait ou non appel de cette relaxe. Celle de DSK est en revanche définitive, puisque le parquet l’a toujours demandée, considérant que son rôle était strictement celui d’un client. Il n’existe en effet rien dans le dossier qui pourrait conduire à une autre interprétation. Le tribunal se montre court et cinglant pour abattre les conclusions de l’instruction quant aux relations entre DSK et les prostituées.
Les juges remarquent ensuite que les SMS échangés avec son ami intermetteur Paskowski (35 en 22 mois) ne sont pas une charge et que l’instruction a omis de retenir l’incrimination plus spécifique de « proxénétisme hôtelier » quant à l’utilisation de son logement parisien :
Et ils concluent que DSK est client et non proxénète :
Un texte de loi a été voté le jour même du jugement par l’Assemblée pour pénaliser le recours à une prostituée. Le procès du Carlton aura peut-être à la fois valeur de « happening » historique concernant ce phénomène et de dernier coup de semonce pour les clients.
Il y a peut-être une autre raison non écrite qui a amené l’effondrement de ce dossier, c’est son origine très trouble. L’enquête préliminaire ouverte en février 2011 par le parquet de Lille, suivie dès mars 2011 d’une information judiciaire, avait été déclenchée officiellement à partir « d’informations anonymes et concordantes ». C’était juste au moment où DSK, alors patron du Fonds monétaire international depuis 2007, devenait le favori des sondages pour la présidentielle de 2012. Il préparait, on le sait aujourd’hui, sa candidature, même si à l’époque il ne s’était pas déclaré.
Le tribunal le confirme dans son jugement, la formule « informations anonymes et concordantes » dissimulait en fait des écoutes téléphoniques extra-judiciaires menées entre juin 2010 et février 2011. Bien qu’on en ignore le contenu, les juges refusent cependant les mesures d’instruction complémentaires réclamées par la défense, qui avait suscité un incident de procédure sur ce point au début du procès :
Le mystère restera donc entier sur ces écoutes dites « administratives » (extra-judiciaires), pour lesquelles la procédure requiert obligatoirement l’approbation du Premier ministre, à l’époque François Fillon, ainsi que l’avis d’une commission administrative, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Si la procédure a été respectée, et rien ne permet de le contester, la légalité constatée par le tribunal est effective, ce qui n’exclut pas de s’interroger sur l’opportunité et le motif réel des ces écoutes.
Crocs de boucher n’ayant pas l’âme conspirationniste, il se gardera bien d’en tirer des conclusions définitives. On peut cependant remarquer qu’en elles-mêmes, ces écoutes semblent curieuses, les délits qu’elles visent étant de quasi-notoriété publique. Le fait que des prostituées travaillent dans des grands hôtels est une pratique en réalité tolérée à Lille comme ailleurs, moyennant une procédure judiciaire de temps à autre. Il est d’ailleurs apparu à l’audience que René Kojfer, le « chargé des relations publiques » du Carlton qui était en réalité l’organisateur de ce commerce, avait parmi ses connaissances des policiers lillois, et pas uniquement le commissaire divisionnaire Christophe Lagarde, patron de la sûreté départementale du Nord, poursuivi au procès et relaxé.
Pourquoi, dans ce contexte, mener des écoutes téléphoniques administratives d’ordinaire réservées au terrorisme, au crime organisé, aux faits de délinquance organisée ? Entendu lors du procès, le commissaire Joël Specque (ancien chef de la division criminelle de la PJ lilloise) a affirmé que DSK n’apparaissait pas sur ces écoutes. On ne pourra jamais en avoir la confirmation puisque, conformément à la loi, les transcriptions de ces écoutes ont été détruites, a-t-il confirmé. Il a justifié ces écoutes par le fait que, selon lui, on était en « présence d’un réseau, de traite des êtres humains, de criminalité organisée ». On remarquera seulement que la sollicitude des policiers lillois envers les prostituées belges employées à Lille était pour le moins tardive.
Pourquoi, par ailleurs, avoir recours à une procédure extra-judiciaire secrète alors qu’ordinairement la justice traite de tels problèmes directement, dans un cadre d’enquête préliminaire ? La défense a exploré en vain ce point trouble lors de l’audience et elle estimait que les auditions n’avaient pas fait toute la lumière sur l’existence éventuelle d’une manoeuvre politique.
Les frasques de DSK étaient connues dans le microcosme parisien politico-journalistique bien avant 2011. Il préférait en général en ricaner plutôt que de publier des articles et de s’interroger sur les limites qu’un homme public doit mettre à son comportement, en dehors de tout moralisme. Est-ce que le pouvoir de Nicolas Sarkozy, qui « tenait » l’appareil judiciaire et policier d’une main de fer, a pu provoquer l’affaire en vue de la présidentielle ?
Aucun élément ne le démontre, mais la question restera posée, tant il est vrai que dans les échanges du microcosme parisien sous le mandat Sarkozy, certaines personnalités de droite ne se privaient pas de raconter à la presse comment elles pensaient que la candidature DSK serait mise à mal par ses frasques. On se souvient ainsi de Frédéric Lefebvre, qui aurait parlé dès 2006 de « photos » compromettantes et promis de les « faire circuler ».
Quoiqu’il en soit, que cette manoeuvre ait existé ou non, la méthode a de toute évidence un grand avenir, avec la loi sur le renseignement votée dernièrement et qui donne encore plus de latitude à l’exécutif pour ordonner des écoutes administratives, sans le moindre contrôle. (lire ici et écouter la note de ce blog sur les propos critiques du juge Trévidic sur ce sujet, avec des enregistrements).