
Journal d’une famille confinée à Paris 19. Aujourd’hui, la promenade autour des Buttes et ses enseignements sur les classes sociales au moment du Covid.
C’est le jour de la balade réglementaire pour « activité physique individuelle des personnes », avec certificat en règle (on prend vite l’habitude des obligations empruntées pour la cause sanitaire aux régimes totalitaires). Pour moi ça s’effectue suivant mon itinéraire désormais rituel, autour du parc des Buttes-Chaumont, une quarantaine de minutes pour un voyage à pied à petite allure, visite fulgurante à la société de ce moment étrange du Covid-19. Situons-nous un peu en regardant la carte ci-dessous.
Nous sommes dans le XIXe arrondissement, dans l’est de Paris, jadis industrieux et populaire, un peu moins depuis la fin du XIXe siècle, quand Napoléon III a transformé d’anciennes carrières pour créer le parc de Buttes, et quand les classes sociales huppées se sont installées au début du XXe dans de beaux immeubles en pierre de taille le long des arbres. Elles y sont toujours. On commence par ce secteur, rue Manin sur cette carte, sur le flanc nord du parc (vous pouvez lire en petit). Remontons-là vers le bas de la carte pour commencer la promenade, en partant de chez moi, au point rouge. Rue Manin demeurent plutôt des familles aisées, professions libérales, commerçants, cadres, employés bien payés, retraités CSP plus, etc

Ces classes sociales favorisées, dont les logements valaient en cette rue Manin – avant la catastrophe du Covid-19 -10.000 euros du m2, on ne les rencontre pas trop ces jours-ci, ni dehors (c’est normal), ni dedans (ça l’est moins, vu qu’on leur avait demandé de rester chez eux afin d’éviter la propagation de la maladie). Voici trois petits exemples, de quoi donner une idée du paysage des façades rue Manin :



Me livrant à une enquête pifométrique, j’ai compté sur plusieurs immeubles qu’environ un logement sur cinq a les volets baissés (et ça fait plusieurs jours que je passe devant), ce qui peut indiquer que les propriétaires ou locataires sont partis.
Ce pifomètre correspond aux statistiques réalisées aux moyens de diverses données de téléphonie et d’EDF. Elles montrent qu’environ un cinquième des Parisiens, soit 1,2 million de Franciliens, ont quitté la ville au lendemain du soir où le président Macron leur a demandé de se calfeutrer pour protéger leurs compatriotes. Ils ont le plus souvent gagné des villégiatures à la campagne ou à la mer, ou même des locations, comme si le Covid-19 était une occasion de prendre du bon temps. Ils ont pour ce faire rempli des trains le mardi matin avant l’échéance fatidique de midi le 17 mars, un vrai festin pour le virus.
Poursuivons notre chemin rue Manin, pour tenter de trouver âme qui vive. Au premier carrefour, un beau bâtiment resté ouvert, dont l’activité n’a pas faibli et dont les employés ne peuvent profiter des bains de mer, l’hôpital de la Fondation Rothschild, spécialisé dans l’ophtalmologie et la neurochirurgie, de niveau mondial, et qui tourne à 20.000 opérations par an.

On lira sous ce lien ici qu’il a été mobilisé pour accueillir aussi des patients atteints du Covid-19, qui saturent par milliers les hôpitaux de l’Est et de la région parisienne, et meurent désormais au rythme de 300 ou 350 par jour dans le pays. Les interventions ordinaires sont suspendues pour libérer des lits. C’est dommage que les riverains ne puissent pas être ici aux fenêtres pour applaudir le soir les soignants, qui ne sont pas vraiment à la fête. Un petit rappel ici, comme on parle de catégories de populations : une infirmière à l’AP-HP, ça commence grosso modo à 1.500-1.600 euros nets mensuels (voir ici la grille nationale).
Heureusement, elles n’ont pas trop le temps de revendiquer pour le moment, non plus que les ambulanciers, qu’on croise beaucoup dans le quartier, qu’ils se rendent à Rothschild ou viennent embarquer des personnes âgées en détresse respiratoire, comme ici, lors de ma balade. Un ambulancier qui vient d’obtenir son diplôme d’Etat (13 semaines d’enseignement, 5 semaines de stage) sera payé au Smic, 1.480 euros bruts mensuels, comme on le lira ici. Après quelques années, on peut monter à 1.640 bruts. Pas trop les moyens de se payer des vacances à la mer. De toute façon, ils n’ont pas le temps de partir en ce moment.

Quand on fait le tour du parc et qu’on revient vers le bas, rue Manin de l’autre côté, il y a d’autres scènes un peu tristes, avec les cafés où on a nos habitudes. Celui-là, « La Kaskad », on n’y va pas trop souvent, c’était trop fréquemment bondé quand on avait encore le droit de se balader dans le parc. Mais la terrasse était bien agréable.

En face de chez moi, rue Armand Carrel, c’est le « Chaumontois », un bar de Kabyles qui nous manque, à nous. On allait prendre le café le moins cher de Paris, et le vendredi, il y a moules-frites gratuites (la gratuité est une incongruité à Paris, eh ben ici, ça existe, monsieur). Surtout, ils ont Canal+ et avec les enfants, nous allions souvent manger un couscous à 11 euros , devant l’affiche de la journée de Ligue 1, en écoutant beugler les gens du comptoir. Pourvu qu’ils reviennent et qu’ils puissent rouvrir.

On l’a déjà écrit dans un précédent post, les bistrots, ça fait faillite facilement, tellement leur espace économique est petit, et leur chiffre d’affaires souvent limité. Il en existe dans les 35.000 en Ile-de-France et ils emploient 190.000 personnes, des smicards aussi en salle et des salaires tout juste moyens pour les cadres (s’il y en a).
« L’Arabe du coin », en haut de la rue Manin, est heureusement pour lui toujours ouvert, mais il n’a guère de clients. Il y a plus de 800 « Arabes du coin » à Paris et ils connaissent une crise depuis quelque temps, comme l’avait écrit Vice. Ils gagnent chichement leur vie, en ouvrant jusqu’à pas d’heure, et sans partir souvent, sauf au bled, l’été. Il est possible que le boom actuel des supermarchés, favorisé par le Covid, leur porte un sale coup de plus.

Il y a un dernier coin triste, en remontant la rue Manin après le café Kaskad en direction de la rue de Crimée. C’est la voie ferrée désaffectée de la « petite ceinture », où avaient élu domicile à un moment des groupes de migrants, sous des tentes. Ils ont peut-être été chassés, ou relogés. La Ville a commencé des opérations de relogements des sans-abri, afin d’éviter qu’ils soient décimés par la maladie en errant dans les rues ou en se contaminant dans des campements insalubres. Certaines associations estiment qu’on devrait se saisir de l’occasion pour régler ce problème. On imagine cependant que ce n’est pas la priorité des autorités.

On ne parle même plus de classes sociales à leur propos, mais du fond de la misère, d’un concentré de malheur. Des réfugiés de guerre arrivés là après des périples homériques, des réprouvés de tous les horizons ou des citoyens plus ou moins ordinaires de pays lointains en quête de bonne fortune.
Il y a eu environ 60 opérations de démantèlement de camps sauvages à Paris depuis 2015, la dernière en janvier pas très loin des Buttes, porte d’Aubervilliers, pour 1.400 personnes. Il faut dire que l’Etat a fermé en 2018 le centre officiel d’accueil de la Chapelle, pas très loin non plus d’ici (dans l’idée non formulée explicitement qu’il viendrait moins de réfugiés s’ils ne trouvaient pas d’accueil officiel). Depuis les migrants errent de campements de fortune en campements de fortune, situés pour l’essentiel dans l’est parisien, souvent près de la ligne 2 du métro, en bas de ma rue.
Ironiquement, sur les grilles des Buttes, juste à côté, on peut lire une plaque rendant hommage à un immigré espagnol, pas trop bien accueilli non plus quand il a fui son pays en guerre dans les années 30 et qui s’est fait crever la paillasse en combattant les Nazis dans le groupe résistant FTP-MOI (« Main d’oeuvre immigrée »), en 1942.

Il est l’heure de rentrer, la durée réglementaire d’une heure pour sortir est écoulée, on n’est pas à l’île de Ré, ici. Juste avant de regagner mes pénates, je croise encore un dernier Parisien resté en ville : un livreur de produits pharmaceutiques. Vous n’allez pas le croire, un chauffeur-livreur, ça gagne… le Smic comme on lit ici.

De retour dans ma taule, il ne reste plus qu’à potasser les classiques, c’est l’occasion. Il y a celui-là, les « Rêveries du promeneur solitaire », de Jean-Jacques Rousseau, écrit entre 1776 et 1778.
« Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. Ils n’ont pu, qu’en cessant de l’être, se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisqu’ils l’ont voulu ».