La parole-choc du juge Trévidic contre la loi sur le renseignement


Photo trévidic

La loi qui donne un cadre à l’action des services de renseignement intérieur  doit être votée au Sénat la semaine prochaine. Le juge antiterroriste Marc Trévidic estime que ce texte est non seulement liberticide mais néfaste pour la lutte contre les activistes islamistes. Ce blog publie de longs extraits des enregistrements d’une intervention sur cette question.

Le projet de loi sur le renseignement a été adopté le 5 mai par l’Assemblée nationale par 438 voix pour, 86 contre et 42 abstentions. Ce texte fondamental est vivement combattu par des organisations de gauche et de défense des droits de l’homme, comme Amnesty, qui y voient une porte ouverte à une surveillance de masse indifférenciée, et un pouvoir quasi-illimité de collecte de données personnelles pour le pouvoir exécutif.

Avant que le Sénat doit voter à son tour la semaine prochaine, c’est une autre voix qui se fait entendre, celle du juge antiterroriste Marc Trévidic. Il est difficile de trouver en France meilleur spécialiste de la question et personnalité plus légitime à parler de terrorisme. Il a été en poste au parquet antiterroriste de 1999 à 2006 avant de prendre la succession de Jean-Louis Bruguière à l’instruction. Pendant ces dix ans, il a réveillé bien des dossiers enterrés par celui qu’on surnommait « l’Amiral », notamment celui de l’attentat de Karachi. 

Il a connu les premières filières « djihadistes » vers l’Afghanistan dans les années 1990, puis toutes les autres, jusqu’aux départs massifs vers la Syrie d’aujourd’hui. Quand Nicolas Sarkozy a voulu supprimer la fonction de juge d’instruction en 2009, il a pris la présidence de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI), pour s’y opposer victorieusement.

Aujourd’hui, il explique pourquoi il pense que ce texte sera non seulement néfaste pour les libertés, mais surtout contre-productif pour la lutte antiterroriste. Il est intervenu en notre compagnie devant des étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme-Pro, à Paris, le 21 mai dernier. Il nous a aujourd’hui autorisé à publier ses déclarations sur ce texte.

Le magistrat remarque d’abord avec beaucoup d’autres qu’il ne s’agit pas vraiment d’une loi antiterroriste, puisqu’elle énumère au total sept domaines dans lesquels « les services spécialisés de renseignement peuvent, dans l’exercice de leurs missions, être autorisés à recourir aux techniques prévues (dans la loi) », c’est-à-dire écoutes, surveillance électronique, sonorisation…

Il y donc « la sécurité nationale ; les intérêts essentiels de la politique étrangère et l’exécution des engagements européens et internationaux de la France ; les intérêts économiques et scientifiques essentiels de la France ; la prévention du terrorisme ; la prévention de la reconstitution ou du maintien de groupement dissous en application de l’article L. 212-1 ; la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées ; la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Cette dernière formulation de « paix publique » étant particulièrement vague, et pouvant laisser penser qu’on s’en prendrait grâce à elle aux mouvements sociaux, elle avait été modifiée par l’Assemblée pour « sécurité nationale ». Cependant, en commission, le Sénat est revenu à la première. En tous cas, le terrorisme est presque un champ d’action secondaire, on le voit.

Pourquoi une telle action, même liberticide, serait-elle inefficace contre le terrorisme ? Le magistrat explique d’abord pourquoi il ne croit pas en l’argument selon lequel le texte ne ferait que régulariser une pratique ancienne du renseignement. ( jusqu’à environ 2′) Le juge estime ensuite que ce pouvoir exorbitant que détiendra l’exécutif s’exercera sans aucun contrôle effectif. C’est une explication technique importante dans ce premier extrait. (à partir de 2′) Il explique aussi que le renseignement en matière de terrorisme devrait être « dédié à l’action judiciaire », mais que la loi ne prévoit rien à ce sujet.

On risque donc, selon lui, d’avoir le cas de figure du tueur de Toulouse Mohamed Merah (sept morts en 2012) ou des frères Kouachi (auteurs de la tuerie de Charlie habdo) , qui furent dans le collimateur du renseignement sans jamais que la justice soit informée, et sans qu’ils puissent donc être mis préventivement hors d’état de nuire. ( à partir de 4′)

Le texte, explique Marc Trévidic, met hors jeu le système judiciaire.  Les services de renseignement ont en effet toute latitude pour conserver les enquêtes hors de tout cadre de poursuite, pourtant le seul efficace sur le territoire national. Par ailleurs, pense-t-il, « quand on sait qu’on ne peut pas être contrôlé, on ne se gêne pas » (à partir de 6′). Ecoutez ce deuxième extrait.

Selon Marc Trévidic, le pouvoir exécutif ne souhaite pas renforcer en réalité l’autorité judiciaire, parce qu’il s’en méfie dans la mesure où elle n’est pas totalement sous son contrôle. Il expose dans ce troisième extrait son point de vue à cet égard. « C’est quoi cette vocation qu’a la France à avoir un système judiciaire pourri avec des moyens de merde ? », se demande-t-il. (à 4’20)

Marc Trévidic est d’autant plus inquiet qu’il sait que le djihadisme est devenu une véritable « mode » et que les départs de jeunes Français en Syrie se multiplient. Il ne s’agit en rien selon lui d’un courant religieux, et c’est ce qui en fait la force. Paradoxalement, pense-t-il, les succès de l’antiterrorisme français (aucun attentat islamiste sur le sol français entre 1996 et 2012) ont pu créer un problème, car on a traité les effets avant de se pencher sur les origines plus profondes du phénomène. »La fait d’avoir été efficaces, c’est notre drame », pense le juge. De ce point de vue, « la loi sur le renseignement est une panique », ajoute-t-il.

Atteint par la règle fixant à dix ans la durée maximum pour le maintien dans un poste de juge d’instruction, Marc Trévidic doit quitter la galerie antiterroriste à la rentrée. Il pourrait devenir vice-président du tribunal de Lille.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s