La France est en train d’enterrer en douceur sa plus ancienne enquête pénale, visant l’assassinat en 1965 de l’opposant marocain historique et figure mondiale de la gauche Mehdi ben Barka, victime d’un enlèvement vraisemblablement commandité par le roi Hassan II. Malgré les apparences, c’est une affaire d’une brûlante modernité.
« Ce mort aura la vie longue, ce mort aura le dernier mot ». Cette phrase du journaliste Daniel Guérin était prophétique, au moins dans sa première partie. L’enquête ouverte pour « assassinat » en octobre 1975 sur la disparition le 29 octobre 1965 à Paris de Mehdi ben Barka est toujours ouverte. C’est même la plus ancienne enquête pénale de la République : quarante ans dans quelques mois, neuf juges d’instruction successifs à Paris et une incroyable saga politique, judiciaire et médiatique qui a embarrassé une longue suite de têtes couronnées en France comme au Maroc.
S’il a « vécu » symboliquement longtemps après sa mort, Mehdi ben Barka n’aura peut-être pas en revanche le dernier mot, au moins sur le terrain judiciaire. En effet, Crocs de boucher a recueilli des déclarations qui laissent soupçonner la préparation d’un enterrement en douceur pour l’affaire.
Devant cette bien triste perpective, ce blog se voit donc obligé de faire un brin de tapage. L’insulte à la mémoire de Mehdi ben Barka serait en effet d’autant plus brûlante pour la démocratie française qu’elle est actuellement gouvernée par un président et une majorité socialiste. Or, c’est la gauche qui depuis l’origine n’a eu de cesse de poursuivre le régime gaulliste et la monarchie marocaine de ses accusations sur cette affaire, de dénoncer les « barbouzeries », les « polices parallèles » et d’exiger toute la lumière sur ce crime qualifié d’ignoble. François Mitterrand, qui devint ensuite le premier chef d’Etat socialiste de la Ve République, avait ainsi dénoncé en son temps « une atteinte grave au renom du pays ». Comment, la gauche et François Hollande trahiraient donc leur histoire et leur engagement ? Voilà qui, vraiment, ne leur ressemblerait pas. Pourtant, le pire est bien à craindre.
Cette singulière histoire judiciaire, qu’il faut reprendre pour la comprendre, tient d’abord à l’extraordinaire personnalité de Mehdi ben Barka et à tout ce qu’il représentait.
Né dans une famille modeste de Rabat, ce mathématicien de 45 ans était brillant, opiniâtre, courageux, charismatique. Il éclipsait d’une certaine manière à son époque le roi Hassan II alors jeune, dont il avait été le précepteur au Collège royal. A l’orée des indépendances, celui qui avait signé à 24 ans en 1944 le manifeste politique de son parti Istiqlal (Indépendance) incarnait pour bien des Marocains et des Africains l’espoir du développement. Il portait l’idée d’en finir avec la misère, d’abattre la médiocrité, la vulgarité et l’autocratie qui devaient caractériser bien des régimes du continent libéré de la colonisation. Avec lui, peut-on penser aujourd’hui, les opprimés auraient peut-être eu « la terre et la liberté » et pas seulement la monarchie de droit divin, l’affairisme oligarchique et les euros qu’on mendie aux Français fortunés, adeptes du tourisme chic dans les palaces de Marrakech. Pour les idéaux qu’il portait, pour ce qu’il était, Mehdi ben Barka devait se soumettre à la monarchie ou disparaître. C’est ainsi qu’il avait été la cible de plusieurs tentatives d’assassinat et que Rabat l’avait condamné à mort par contumace en 1964, avant de faire mine d’assouplir sa position.
La justice française n’a pas voulu abandonner cet homme dans la mort et a poussé les feux pour élucider totalement l’affaire, notamment à partir de 1999. Mohammed VI a alors succédé à son père Hassan II avec la perspective d’un changement de cours, qui s’est vite avérée être un mirage. Cette sollicitude historique de la justice touche-t-elle à sa fin ? Des indices laissent penser qu’une stratégie d’enterrement en douceur est à l’oeuvre.
D’abord, il faut noter que Cyril Paquaux, neuvième juge d’instruction de l’affaire, n’a accompli aucun acte de procédure depuis qu’il a hérité automatiquement du dossier en 2013 en prenant la relève d’un cabinet d’instruction parisien. Certes, Bachir ben Barka, fils du disparu, ne s’inquiète pas outre mesure. « C’est comme avec chaque nouveau juge qui arrive sur l’affaire, il faut attendre qu’il prenne connaissance du dossier. On essaye de le pousser un peu et il y a des choses en cours ».
Une telle inaction du juge d’instruction est cependant d’autant plus gênante que son dossier recèle depuis 2007 des pièces déterminantes, sur lesquelles il parait plus qu’opportun de trancher rapidement : cinq mandats d’arrêt qui valent mise en examen contre des dignitaires marocains, dont le général Hosni Benslimane, 79 ans, patron de la gendarmerie royale marocaine depuis… quatre décennies. Cet ancien footballeur est l’homme de confiance de la monarchie chérifienne, voire l’exécuteur de ses basses oeuvres, disent les rares médias d’opposition marocains. Il a failli être arrêté aux JO de Londres en 2012 (le général a aussi le titre envié et récréatif de président du comité olympique du Maroc) mais le Royaume-Uni lui avait permis de se réfugier à l’ambassade et de prendre la poudre d’escampette.
Heureusement pour le vénérable général, les mandats d’arrêt n’ont jamais été diffusés à Interpol et ils ne sont donc a priori valables que pour la France, et peut-être les 26 Etats de la zone des accords de Schengen, on ne sait pas très bien. Mais en tous cas pas pour le reste de la planète. Ce problème fâcheux est à imputer à la présidence de Nicolas Sarkozy. C’est en effet au moment où ce dernier entamait une visite d’Etat au Maroc en 2007 que la presse avait annoncé l’émission des mandats d’arrêt, une coïncidence qui avait suscité l’incident diplomatique qu’on imagine avec le roi Mohammed VI.
Le parquet, lié au pouvoir exécutif et à la ministre de la Justice de l’époque Rachida Dati qui se présentait elle-même en « chef des procureurs », s’était donc abstenu de diffuser les mandats d’arrêt, maintenant cette obstruction ensuite lors d’autres étapes. Le juge d’instruction Patrick Ramaël, à l’origine des mandats d’arrêt, avait ensuite été frappé par sa docile hiérarchie d’une procédure disciplinaire quelque peu grotesque qui devait tourner court en 2013. Il a raconté toutes ces péripéties dans un livre pour lequel je l’ai aidé dans son travail et qui est sorti en février, « Hors procédure ».
Il écrit aussi, et c’est un peu passé inaperçu, qu’il est allé rencontrer un haut dirigeant socialiste en 2013 pour le sensibiliser sur le dossier et « faire passer un message » à François Hollande sur les mandats d’arrêt. Chou blanc, écrit le magistrat.
Contre toute attente en effet, François Hollande et cette majorité socialiste dont la tradition est marquée par l’affaire ben Barka sont tout aussi passifs, alors qu’ils pourraient enfin faire aboutir la procédure, par exemple par un procès par contumace. « On ne constate aucun progrès », dit Bachir ben Barka. Pourquoi le juge Paquaux ne cherche-t-il pas à relancer la diffusion des mandats d’arrêt ? Redoute-t-il que ce dossier entrave ses ambitions de carrière ?
Il est vrai que ruer dans les brancards énerverait sans doute le pouvoir, qui vient juste de démêler un autre imbroglio judiciaire avec Rabat. Le Maroc avait cessé toute coopération judiciaire en février 2014 après une poursuite engagée dans un autre dossier pour torture à Paris contre le patron du contre-espionnage Abdellatif Hammouchi. Paris a finalement aplani le différend en promettant en début d’année, excusez du peu, de lui remettre la Légion d’honneur. La raison d’Etat a ses raisons que la justice ignore. Paris a besoin du Maroc pour la lutte contre l’islamisme armé.
Il semble que le vieux dossier ben Barka ne pèse pas très lourd au regard de cette brûlante actualité. Paris et Rabat se sont entendus sur une nouvelle convention de coopération judiciaire, qui pourrait entraver toute poursuite dans le dossier ben barka.
Comme par hasard, dans ce climat propice à l’enterrement de l’affaire, on a constaté le retour dans la presse israélienne d’une vieille rumeur du dossier concernant la supposée implication du Mossad, les services secrets israéliens, dans l’enlèvement de Mehdi ben Barka. Ce scénario, invalidé par de nombreuses incohérences du récit, semble pourtant peu plausible. Pourquoi les Marocains auraient-ils eu besoin des Israéliens pour opérer à Paris, leur jardin, dans cette opération ultra-secrète ? Les spécialistes français de l’affaire ne croient guère à cette information, qui présente l’avantage pour Paris et Rabat de dresser une sorte de rideau de fumée sur la vérité dérangeante du dossier.
La vérité est toute simple et ressort désormais des multiples actes de procédure réalisés par la justice française depuis l’origine. Selon le dossier, le roi Hassan II voulait sans doute faire revenir son opposant au Maroc de force, pour le faire rentrer dans le rang en le nommant ministre, ou plus vraisemblablement pour l’éliminer.
Mené par des policiers français dévoyés dans l’affaire et des truands, l’enlèvement accompli devant la brasserie Lipp en plein Paris, a pourtant tourné à la mort de Mehdi ben Barka, dans des circonstances inconnues. Il est possible que le truand préposé à sa surveillance, Georges Boucheseiche, ancien collaborateur de la Gestapo sous l’Occupation, ait eu la main trop leste.
On sait que Mohamed Oufkir, ministre de l’Intérieur de Hassan II, est venu à Paris au lendemain de l’enlèvement,sans doute prévenu de « l’incident ». Condamné en 1967 à perpétuité par contumace en France, Oufkir est mort en 1972, probablement exécuté après un coup d’Etat manqué contre le Roi.
Condamnés aussi à perpétuité par contumace, les quatre truands français impliqués, Georges Boucheseiche, Jean Palisse, Julien Le Ny et Pierre Dubail ont été abrités au Maroc où on leur a concédé la gestion de maisons de prostitution, ont établi les juges français.
Ces hommes sont morts dans des circonstances troubles au début des années 1970, peut-être au centre de torture et de détention secret de Rabat appelé pudiquement « Point fixe 3 » (PF3), aujourd’hui abandonné. Le journaliste de France 3 Joseph Tual l’a filmé en 2000 et interrogé un témoin qui dit avoir assisté à l’inhumation de trois des protagonistes de l’enlèvement. Les images sont au dossier judiciaire français.
Joseph Tual, qui a beaucoup enquêté au Maroc, pense que ce lieu est le point nodal de l’affaire, car outre ces truands, de nombreux opposants d’Hassan II y auraient été torturés, exécutés et enterrés en secret. « Leur problème, c’est que ce centre de détention n’abritait pas les opposants habituels. Ce sont des notabilités qui sont enterrés là et ça reste des familles puissantes ». Ouvrir cette boite de Pandore mettrait en péril le régime, pense le journaliste. Comme quoi Mehdi ben Barka est toujours très moderne.
Le Maroc se montre d’ailleurs ambigu sur ce martyr du régime. Il a donné son nom à des avenues. On peut remarquer surtout que Mehdi ben Barka vient d’être réintégré en mars dans la liste officielle des présidents du Parlement marocain, ce qui n’est que justice puisqu’il en fut le premier, mais paraît pour le moins cocasse dans un régime où siègent quelques-uns de ses bourreaux.
Finalement, un beau jour, allez savoir, il pourrait bien « avoir le dernier mot », malgré tous les juges négligents, les présidents lâches et les monarques autocrates.