Le nouveau tribunal de Paris, dont la construction est désormais bien lancée aux Batignolles, va coûter aux contribuables environ 2,5 milliards d’euros, ce qui en fait le Palais de justice le plus cher au monde. Crocs de boucher publie les documents qui montrent que l’Etat aurait pu se passer de ce royal cadeau à Bouygues.
Avec 2,5 milliards d’euros, on peut acheter une dizaine d’Airbus A 380, le plus gros avion civil du monde. On peut aussi construire environ 100.000 places en crèches. On fait enfin fonctionner pendant environ neuf mois la totalité des 1.100 juridictions du système judiciaire français.
C’est beaucoup d’argent donc, et c’est ce qui va être dépensé pour construire aux Batignolles, dans le XVIIe arrondissement de Paris (dans le nord de la capitale), le nouveau tribunal de grande instance, destiné à être mis en service en 2017. Cette future tour de 160 mètres de haut est le chantier de toutes les démesures. Sur le papier, le projet remporté par l’architecte-star italien Renzo Piano a bien évidemment l’air séduisant et futuriste, pour qui aime les réalisations pharaoniques.
D’autres spécialistes de l’architecture pourraient moins goûter ce bâtiment gigantesque et y voir une sorte de palais « dada », comme auraient dit les surréalistes, rêve mégalomane désincarné pour autocrate.
Ecartons cependant les débats d’esthètes, pour nous concentrer sur l’essentiel, la question du prix qui sera acquitté par l’Etat à Bouygues, dont personne n’ignore le poids mondial dans son secteur et l’importance stratégique que lui confère de surcroit le contrôle de la chaîne TF1, premier média de France.
Il faut d’abord souligner que ce prix de 2,5 milliards d’euros, qui fait de la tour Piano le tribunal le plus cher du monde, est consenti au sein d’un système judiciaire dont le sous-dimensionnement et la pauvreté sont régulièrement mis en lumière par les études statistiques comparatives réalisées régulièrement par le Conseil de l’Europe.
La France y pointe constamment entre les 30e et 40e rangs du continent pour l’effort national en faveur de la justice, en terme de pourcentage de son PIB. Le budget de la justice français était de 7,8 milliards d’euros en 2014 (2,66% du budget de l’Etat), dont 3,1 milliards pour le fonctionnement de plus de 1.100 juridictions.
L’investissement des Batignolles apparaît donc a priori, indépendamment du reste, comme une dispendieuse lubie : c’est comme si un smicard se mettait subitement en tête de diner au Fouquet’s chaque soir pendant les trois prochaines décennies.
Ce contrat a été de plus conclu sous la forme d’un « partenariat public-privé », une étrangeté très utilisée récemment par la France et que d’aucuns voient en elle-même comme une entourloupe. Officiellement, l’Etat ne dépense pas et ne s’endette pas, car il confie la construction d’un équipement à une société privée. En réalité, c’est une traite tirée sur l’avenir car en retour, cette société lui fait payer une sorte de loyer qui comprend l’entretien, ses charges et le remboursement de son investissement, le tout dans une grande opacité.
Hexagones, le site d’enquêtes et de reportages que j’anime avec d’autres indépendants, a montré comment cette formule ruineuse a été utilisée de manière très discutable pour les quatre stades neufs de l’Euro 2016 à Lille, Marseille, Nice et Bordeaux (coût pour les finances publiques évalué par nos soins à au moins 2,5 milliards d’euros). Autres sympathiques cadeaux PPP de l’ère Sarkozy, le chantier du nouveau ministère de la Défense ou « Pentagone français » à Paris (plus de 4 milliards d’euros) ou encore la rénovation de la prison de la Santé (un demi-milliard d’euros).
On peut déjà remarquer que les conditions de signature de ces autres PPP ont déjà donné lieu à trois enquêtes pénales pour le « Pentagone », les stades de Nice et de Lille, actuellement en cours.
Signé sous la présidence de Nicolas Sarkozy en février 2012, à trois mois du premier tour du scrutin présidentiel qui s’annonçait mal pour lui, le contrat par lequel l’Etat a offert ce cadeau le palais de justice de Paris à Bouygues a été ensuite mis en oeuvre à toute allure, puis a été confirmé par son successeur François Hollande, malgré l’opposition officielle et virulente de sa ministre de la Justice Christiane Taubira.
Cette dernière envisageait au début du mandat de l’actuelle majorité de revenir purement et simplement sur la signature de l’Etat. « Il serait facile pour moi de conserver les choses en l’état. Ce serait facile mais ce serait irresponsable », disait-elle.
Deux études restées confidentielles avaient mis au jour le prix de 2,7 milliards, ensuite ramené aux alentours de 2,5 milliards par une renégociation de certains détails. L’Etat n’est pourtant pas revenu sur la signature et il a donc préféré, comme disait la ministre, se montrer « irresponsable ». Pourquoi ? Personne ne se l’est demandé, même le journal de 20 heures de TF1, c’est trop bête.
Pour tenter de répondre à cette question, Crocs de boucher est d’abord allé chercher le Contrat de partenariat EPPJP (1). C’est un document technique et un peu aride, dissimulé au public jusqu’à une contestation du projet en justice en 2013-2014, et ensuite remis avec – c’est curieux – de nombreuses parties occultées. On ne parvient pas à savoir d’emblée combien tout cela coûte et il n’est donc pas étonnant que le ministère ait du commander une étude pour calculer en 2012 le chiffre de 2,7 milliards. Tout ce qui concerne les pénalités à payer par l’Etat en cas d’annulation du projet est particulièrement tortueux, comme on le lira par exemple ici.
Autre bizarrerie, le suivi de ce chantier et de ce dossier n’est pas effectué directement par le ministère, mais par un « Etablissement public du palais de justice de Paris » (EPPJP), créé en 2004, qui coûte environ trois millions d’euros par an et emploie 12 personnes, ainsi qu’on le lit sur ce document budgétaire officiel.
Il est censé survivre encore deux années après la mise en service du palais de justice, comme on le lit ici.
C’est gênant, car dès 2008, la Cour des comptes avait recommandé la suppression de cet établissement public, qui doublonne avec l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ). On peut voir l’avis des Sages ci-dessous.
Et hop, ça fait donc trois millions d’euros de plus de gaspillés par an. Il faut cependant retenir surtout une autre conclusion de ce très intéressant Référé 2008 COur des comptes 2008. A l’époque, il n’était question de que de dépenser 150 millions d’euros, mais la Cour trouvait déjà que c’était trop.
« L’opportunité d’un déménagement » : c’est en effet la question qu’on a oublié de se poser. Le tribunal actuel est actuellement sur l’île de la Cité, avec la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation, dans un bâtiment dont la noblesse et la puissance symbolique est extraordinaire. J’ai modestement essayé de rendre la puissance de ce lieu, où la justice est rendue depuis les Romains et qui fut jusqu’au XIVe siège du pouvoir royal, dans un livre intitulé « Boulevard du crime » sorti en 2011.
Certes, les locaux sont quelques peu vétustes et considérés comme inadaptés. N’aurait-il pas été possible cependant d’y faire quelques travaux, de dégager des espaces remplis actuellement d’archives moyennant une numérisation ou même d’annexer les locaux de l’Hôtel-Dieu, juste à côté, que l’Assistance publique veut quitter ?
C’est ce que pense une association, Justice dans la cité, soutenue par l’Ordre des avocats de Paris et des personnalités prestigieuses comme l’ancien ministre de la Justice socialiste Robert Badinter. C’est elle qui a mené le combat judiciaire contre le projet Bouygues, qui a échoué finalement par un arrêt du Conseil d’Etat.
Une victoire avait toutefois été obtenue, la suspension du chantier pendant une partie de la procédure entre l’été 2013 et le début de 2014. Selon l’avocat Cyril Bourayne, qui a plaidé contre le projet Bouygues, c’était une erreur de l’entrepreneur car le contrat de partenariat lui interdisait de suspendre ainsi les travaux, comme on le lit ci-dessous. Selon lui, il était donc possible de se retirer de ce projet sans payer de pénalités. L’avocat a longuement travaillé sur le dossier et a découvert que les rapports sur la nécessité du déménagement, remontant aux années 1990, étaient dépassés par l’avènement de l’ère numérique. Il faut lire ses Rapport Me Bourayne.
Nous l’écouterons ici pour terminer, lorsqu’il explique qu’il était possible de faire autrement.
ITV Bourayne 2, faire autrement
Crocs de bouchers va suivre ce dossier qui va durer encore de nombreuses années et ne manquera pas de faire connaitre à ses lecteurs les autres secrets de ce projet qui pourrait bien finir… dans le cabinet d’un juge d’instruction, dans la future tour Piano. Comme quoi tout est bien dans tout, et réciproquement.